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Danièle Carpentier

1942-2011

Militante, écrivante, notre amie Danielle Carpentier a été emportée, en décembre 2011, par une crise cardiaque.
Elle avait 69 ans.


 

 

Elle est partie à sa façon, tranquillement,
dans son fauteuil, devant une tasse de thé
19 décembre 2011, Toulouse/Cornebarrieu,
une cérémonie d'adieu laïque, féministe et lesbienne

Elle aimait les images mais pas forcément être
sur les images ! Celle-ci a été prise lors
de la manif du 1er mai 1983 à Toulouse.

Elle  était présente (ci-dessus, au tout premier plan) à Lyon
le 12 décembre 1981 pour soutenir Évelyne, une lesbienne à qui on voulait retirer, du fait de son choix de vie, la garde de son petit garçon. Nous étions allées à Lyon comme Céline et Julie allaient en bateau, dans le film de Rivette…

Avec la mort de Danielle, c’est  tout un pan de notre passé, de notre jeunesse et de notre mémoire de femmes qui nous fera désormais défaut…
« Au revoir, Ciao Bella »
Tu avais un si beau sourire.

 

Dire au revoir à Danielle Carpentier... ensemble...
par Irène Corradin

Quelques petits cailloux comme ceux des contes de notre enfance…
Pour dire qu’elle naît en 1942 à Toulouse.
De ce premier logement, mythique, restera seulement une adresse, à la Duras : 24, rue du Taur.
Papa, Edouard Reismann, est un émigré juif de l’empire austro-hongrois.
Son chemin va croiser celui du docteur Barsony, de sa femme, de Camo…, des copains de la MOI, réseau de la main-d’œuvre immigrée, réseau résistant.
Première connivence dans ma vie, partagée avec ma compagne, une de ses amies, Marie-France Brive : le récit des menus actes quotidiens, anodins, qui vont permettre à la Résistance d’exister (la maman, Raymonde, cache les tracts sous la couverture, dans le landau de Danielle), gestes simples qui permettent de réaliser d’autres gestes, qui permettent de lutter, de survivre. Il faut à tout prix échapper à la traque des juifs, organisée par le régime de Vichy.
Par précaution, Danielle est baptisée, Son parrain : le copain de son père, un certain Louis Bazerque, futur maire de Toulouse…
De cette période de sa vie, Danielle n’a aucun souvenir de la peur, mais garde la nostalgie de ce « Je n’ai pas eu ».
« Je n’ai pas eu de maison de famille, je n’ai pas eu de meubles, cadres, objets, photos venant de mes grands-parents, de cette lointaine Autriche–Hongrie, de cette Roumanie incomplète, de ce là-bas inconnu et à jamais perdu sans l’avoir jamais connu... » qui lui feront accumuler tout le long de sa vie des objets, objets réels glanés aux puces, dans les brocantes... ou objets fictifs, découpés dans les journaux ou les cartes postales…
Ce manque d’une maison de famille sera d’autant plus ressenti que Danielle est l’aînée d’une fratrie de 4 : Jean-Pierre né en 1948, Nicole en 1951, Martine en 53.
Toulouse est SA ville.
Elle l’a quittée, petite, mais garde vif le souvenir de balades avec son grand-père qui l’amenait acheter des bananes séchées aux « Huîtres » ; c’est à Toulouse, caché sous ce surnom, un de ses lieux de prédilection, l’actuel square-jardin du Capitole.

La guerre finie, c’est à nouveau l’exil.
Le père, ingénieur, du fait des dommages nés de la guerre et de la nécessaire reconstruction, amène sa famille vers d’autres cieux, d’autres odeurs, d’autres couleurs. Ce sera la Normandie, Caen où elle fait ses années-lycée, ses premières expériences théâtrales et ses rêves de journaliste.
Les heurts sont fréquents avec le père. Elle a bien entendu : « Si tu n’es pas contente, la porte n’est pas fermée. » Ce sera donc le choix du CAPES de lettres classiques (« C’était comme d’avoir choisi d’entrer en enfer », disait-elle, elle qui vouait une telle passion à la littérature), les IPES, l’achat d’une 2 chevaux...
En 1967, elle se marie, elle a 25 ans. Muriel naît en 1968, au mois de novembre, dans une Toulouse exceptionnellement couverte de neige…
Mais le temps est à l’action : Danielle est une des cofondatrices des JCR à Toulouse.
L’engagement dans La Ligue, l’engagement syndical avec l’École Émancipée, l’E.E., c’est sa vie, son ardeur.
De 1970 à 1981, Danielle vit et milite à Tarbes avec de fréquents aller-retour vers Toulouse et Paris, parfois Bruxelles.
C’est à ce moment que nos chemins se croisent.
Nous voyions arriver dans ces réunions bouillonnantes d’espoirs de l’après-68 (qui se tenaient souvent dans les locaux de l’université Paul-Sabatier, à Rangueil) ces garçons qui avaient été leaders en 68. Désormais ils n’étaient plus les seuls.
Dans la lumière, nous (qui venions du Gers, du lycée de Condom) distinguions deux femmes : elles étaient belles, intelligentes, subtiles et déterminées.
L’une étaient Claudie Chamayou, l’autre Danielle.
Elles nous laissaient bouche bée, si féminines et si féministes !!
Danielle participera activement au développement des « groupes femmes » et pratiquera dans les groupes du MLAC.
L’époque est à la camaraderie, à l’hypermilitance, le bébé suit, et Muriel peut se vanter d’avoir vu au cinéma India Song à sa sortie et d’avoir vécu « une enfance sans secrets, sans mensonges, sans non-dits».
En 81, c’est le grand reflux… Pour beaucoup d’entre nous, l’après-mai ne fut pas facile…
Séparation douloureuse, incompréhension avec Scott.
Pour nous, femmes de la Maison des femmes, ce fut une chance. Danielle « de Tarbes » devint « Danielle de Toulouse ». Elle nous ouvrit le havre de paix et de poésie qu’elle avait bâti et réussi à garder : Campagnac.
Nous écrivions alors dans la Lune Rousse, bleue de 1981 :

« Ils furent mirifiques les petits déjeuners sous le noyer, moments privilégiés pour entamer les discussions sur nos grandes préoccupations du jour [préoccupations toujours d’actualité en 2011 !] : Quelles sont les différentes tendances à l’intérieur du parti socialiste ? Le problème israélo-arabe... Pourquoi des lieux de femmes disparaissent-ils ? Longues discussions, parfois violentes, comme nous en avons le secret, se poursuivant, malgré l’accablante chaleur du jour, et se terminant tard dans la nuit… Certaine nuit (était-ce l’architecture du lieu : maison périgourdine de pierre et de bois) nous trouva toutes au grenier, les sceptiques et les convaincues, à croupetons autour d’un tabouret à trois pieds, évoquant les esprits (Marilyn Monroe, Guy de Maupassant, mon père, un soldat allemand inconnu, Jean-Paul Sartre et bien sûr Gertrude Stein !). Ces jeux oubliés qui ressurgissaient de nos grandes vacances anciennes nous permettaient de parler de nos désirs enfouis, de notre identité, de la folie envolée. Pendant trois jours se succédèrent des moments pleins, intenses, où nous étions à la fois chacune et ensemble : liberté harmonieuse, collectif léger des individues. Bref, de ces moments de grâce indispensables à la continuité d’un projet comme le nôtre – temps fort d’un plaisir qu’on cherche à renouveler à l’infini. »

Temps fort d’un plaisir qu’on cherche à renouveler à l’infini...
Ouverture de sa maison aux femmes, nouvelles rencontres, nouvelles amitiés, nouveaux faire... nouveaux aimer...
Pourtant son sourire, en ces années 80, cache ce qui a été un des moments les plus douloureux de sa vie...
Elle ennoblit sa solitude dans l’écriture... Elle nous donne ses poèmes, tel celui écrit pendant l’hiver 81-82 et qu’elle intitule :

Vacances
Autrefois je courais par les champs les étés
D’une vacance à l’autre je m’envolais le temps
J’aimais les douces courbes de collines secrètes
Et les eaux blanchissantes reflétant tous les ciels
Tous les verts de l’Irlande
jardin où l’on se perd
J’aimais surtout errer traîner flâner
J’aimais cette présence - avec à mes côtés...

L’été fut solitaire et le temps me poignait
J’étais comme je suis
Moi-même enfin pourtant
Mais tout qui s’échappait comme pour m’empêcher
De me mêler déambulante corps abandonné
À tout ce qui semblait offert

Un été jours vidés sans un souffle amoureux
Des nuits où les étoiles soudain parfois si proches
Se laissent attraper
Mais distancient si bien ensuite les après.
Un été de nuages qui émeuvent qui troublent
Qui touchent des surfaces que l’on ne croirait pas
Si profond dedans nous
Déconcertée moi-même
N’aimais-je pas pourtant aussi ces horizons en creux
Où je me rejoignais

Été palpitations
Violence des ailleurs que l’on voudrait saisir
Frémissements bleutés jalonnant mes journées
L’espace est quadrillé si je ne le suis pas
Étés d’aspirations si diverses si vaines
Aucune main ni femme
Alors n’a pris la mienne
Et j’étais la plus seule que j’aie pu rencontrer

Été mille miroirs
À la source de moi-même j’égarai mon reflet
De lassitude j’existe et puis d’envies si pleines
Quand les nuages regardent et mollement s’étirent
Leur douceur si rosée me fait ressouvenir
De chemins et de lacs sans horizon visible
Avec des clins d’œil au passage
À ce que je suis. "

Ce matin, machinalement, j’ai ouvert la radio et appris le décès de Vaclav Havel...
La « révolution de velours »... Un idéal pour Danielle qui fuyait la violence et aimait tant le théâtre, ce lieu de parole, de conscience... qui aimait tant la beauté des matières, de cette matière, le velours si doux..., la beauté des tissus...
Toulouse, ce sera donc à gogo du théâtre mais aussi du cinéma, LE cinéma, pour elle qui aimait tant les images mais pas forcément être sur les images !
Qui étais–je sûre de rencontrer à cet énième festival sur Godard, Kaurismaki, Capra, Lubitsch, Oliveira, Philibert, Varda ou Demy, ou encore sur le cinéma expérimental de Maria Klonaris et de Katherina Thomadaki ?
Qui croiserai-je à cet énième film avec Audrey Hepburn, Marilyn, Marlène ou Danielle Darrieux ?
Qui était aussi folle que moi pour être encore à la cinémathèque à cette heure tardive, pour défendre bec et ongles l’ABC, pour se gaver d’images de femmes ?
Danielle, toujours Danielle, encore Danielle !!

Mais Danielle ne fait pas que se nourrir d’images.
Elle est passionnée par le processus créateur, elle entend y participer.
Nommée à Raymond-Naves, elle collabore activement aux premiers PAE sur l’art contemporain, puis le cinéma.
Elle écrit, elle anime des ateliers d’écriture, elle s’investit dans des ateliers théâtre, danse.

Très active dans les lieux du mouvement de libération des femmes, elle est un pilier de la Gavine, sans relâche, car Danielle est fidèle.
Donnons–lui la parole, elle écrit en février 2011 :

« À la Gavine, chacune ne représente qu’elle, et/mais elle totalement - et L’ENSEMBLE de ces
choix et écrits se traduit donc par “Des Femmes...” Une parmi
d’autres, et toutes à la fois “chacune”. .. Pas
de “direction-s”. Pas de “porte-parole”. Parlait en public, par ex quand un journaliste
demandait, c’était celle qui voulait bien, qui était là, qui s’en
sentait.

De même PAS DE “VOTES”. C’est LE CONSENSUS qui est privilégié. Les
débats, les désaccords aussi, les enrichissements, la
multiplicité... Et pas : trancher, une seule voie, etc. Continuer
à chercher, “poursuivre le débat” ! Voire les engueulos !...

Oui il y en a eu aussi. Pas juste tout rose ! L’émotivité, la passion
qui déborde... Les engueulos, les crises aussi : c’est vrai, on a
connu. Mais pas du “plat”, froid, “en service” ou parce qu’il faudrait
que... C’était un choix, l’envers aussi d’autres pratiques qu’on
n’a pas voulues, les connaissant et continuant à les refuser dans ce
lieu-là, notre espace qui s’est voulu autre et différencié aux différents niveaux.
Il y en a eu - et c’est malheureusement une "loi" à
laquelle on n’a pas pu échapper - au fur et à mesure que l’Histoire
– (et avec elle NOS HISTOIRES, HISTOIRES D’ELLES) - rétrécissait,
régressait, bouclait les espoirs de peuples, de même que
les aspirations autres dans notre propre pays et environnement. Les
"personnes" sont renvoyées à un "individuel" plus astreignant, une
vie rendue plus dure, plus enfermante - On a alors, et nous aussi,
si souvent, la tentation de se resserrer/conforter sur le couple, les
ami-es, la famille ... Lassitude, fatigue, usure individuelle cachent
à nouveau et prennent le relais des envies, des débats, des plaisirs
et des partages - voire les griefs ou les renoncements. Le sentiment
d’échec suit, accompagne toujours des reculs, des défaites sociales ou
politiques. Même si provisoires. Même si inscrites dans un temps
donné. On vient moins, on a "de bonnes raisons", on n’est plus aussi
nombreuses, on ne s’amuse plus pareil, et puis on ne vient plus,
beaucoup. Les nouveaux propriétaires ont fait chuter les dernières.
Alors, La Gavine aussi a dû fermer, cette Gavine-là. Non sans se dire
qu’on recommencerait...
Certaines ont ou auront peut-être la force de recommencer, de chercher un lieu, etc.

Et bien sûr NE PAS OUBLIER LES RIRES, L’ÉMOTION, les rencontres,
les surprises, les délires tout comme notre participation à tous les
rendez-vous à Toulouse, en France ou internationalement... En citer les
essentiels : l’avortement, les violences contre les femmes, le monde du travail. »

J’ajouterai - pour Danielle - l’amour pour les femmes, pour une femme...
Amour pas toujours heureux mais toujours recherché... Amour infini pour sa fille Muriel.
Amour dévoué pour sa tante Solange.
Mais pas seulement Amour, Amitié aussi.

Un de ses derniers lieux de militance, le Collectif Midi-Pyrénées pour les droits des femmes...
Danielle en sortait souvent insatisfaite, mais voulant toujours allier les inconciliables, faisant place aux jeunes femmes, très ouverte à leurs nouvelles façons de voir, toujours attentive, parfois exaspérante : trop complexe, trop nuancée, trop subtile, concluant son fleuve de paroles d’un « Écrivez-le, Vous ! Moi je ne sais pas écrire !! ».
Ultime pirouette, car nous savions toutes qu’elle savait écrire mais que son écriture était Ailleurs.

Avec la mort de Danielle, c’est tout un pan de notre jeunesse, de notre passé et de notre mémoire de femmes qui nous fera désormais défaut…
Elle nous manquera au PRÉSENT pour ses interventions poétiques et politiques.

Nous nous souviendrons de son sourire...
Et lui disons :
« Ciao Bella ! »

Irène Corradin, Toulouse, 19 décembre 2011


 bagdam@bagdam.org
Dernière mise à jour : 9 avril, 2012