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Carrément illiZible ! !
Françoise Leclère

Michèle prévoyait avec dérision pour épitaphe : « Ni lue ni approuvée ». C’est pourquoi je lui avais proposé IlliZible ! comme titre de l’exégèse dialogique que j’écrivais en clés de lecture de ses œuvres de fiction. Illizible avec un Z, une faute d’orthographe, pour signifier un jugement de béotienne. En réalité, je pense que le niveau de culture n’est pas déterminant. Je connais des universitaires incapables de la lire et d’anciennes cancres qui savourent son écriture.
Le premier obstacle à la lisibilité de Michèle, je dirais que c’est tout bêtement son « manque d’impression ». Cela n’aura échappé à personne, les lesbiennes radicales ne sont pas les mieux placées au hit parade des éditions straight. Silencier les écrits subversifs est le meilleur moyen de les invalider. Contre le sexage a été publié cependant chez Balland, mais quand Guillaume Dustan, le directeur de collection, est mort, sa collection a disparu et le livre avec elle.
Michèle aura toujours regretté que les lesbiennes ne se donnent pas ou peu les moyens de diffuser leurs propres créations. Elle a été publiée essentiellement aux éditions Trois sises au Québec où les livres ont beaucoup de mal à franchir l’Atlantique (alors même que nous sommes en francophonie de part et d’autre). De plus, là encore la mort de l’éditrice Anne-Marie Alonzo a elle aussi signé la fin pour les livres de Michèle qui figuraient à son catalogue.
La deuxième difficulté pour lire Michèle concerne directement son écriture qui est totalement innovante et demande à franchir un impensable.
Entre 17 et 35 ans, elle écrivait comme on fait des gammes mais sans avoir le sentiment d’un rapport d’adresse, c’est-à-dire qu’elle pensait n’avoir pas de destinataires. C’est la rencontre avec les féministes italiennes à Rome dans les années soixante-dix qui lui a donné vraiment l’impulsion d’écrire pour elles puis plus tard pour les lesbiennes. Michèle n’a en effet que des interlocutrices, les hommes ne sont pas ses interlocuteurs, c’est vraiment pour nous qu’elle écrit. Son œuvre, pour une lesbienne, c’est un lieu privilégié où entendre parler de soi. Cela n’a l’air de rien a priori, mais c’est en réalité quelque chose d’absolument rare et extraordinaire. L’ordinaire étant de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, et le masculin pour un universel. Je la cite : « Pour accéder, ou plutôt leur faire croire qu’elles accédaient à l’universel, au canonique, il leur a fallu en passer par une lecture non critique, je dirais même schizophrénique, des textes masculins, céder au processus d’immasculation, de phallicisation dit aussi culture, et s’habituer à déprécier et dévaloriser une œuvre émanant de leur classe de sexe. »
Ce qui motive son écriture, c’est l’indignation. Elle disait « Je suis écrivain parce que je suis lesbienne ». C’est-à-dire que l’identité de lesbienne étant une insoumission, elle entraîne une posture de révolte. Le but de l’écriture est alors la dénonciation. C’est une nécessité politique et même éthique.
J’ai dû l’expérimenter personnellement : en effet, j’ai rencontré Michèle en lui écrivant et elle m’a rétorqué que j’étais écrivain. J’ai commencé par le prendre comme une plaisanterie mais j’ai vite compris à son discours qu’elle le posait très sérieusement comme une mission qu’elle me confiait. Elle me disait « Vous devez écrire, c’est impératif ». La capacité impliquant selon elle l’obligation de l’exploiter et de la mettre au service de la communauté lesbienne. Et pour s’en assurer, elle commençait invariablement toute conversation téléphonique (et alors même que je n’avais pas encore accepté « d’être écrivain») non pas en me demandant banalement si j’allais bien mais si... j’avançais bien dans mon travail (sous-entendu d’écriture).
Pour elle « le réalisme ne convient pas à la dénonciation de la réalité » et « l’allégorie ou la fable remplissent la fonction de déréaliser le réel pour l’offrir au regard méta/morphosé ». C’est pourquoi ses premiers écrits ont été des fictions, d’abord L’encontre puis ( ) et les Voyages de la Grande Naine en Androssie. Elle voulait que la création de sens se fasse à travers les figurations mais se voyant peu ou mal reçue, elle en est venue à l’analyse et à l’explicitation, c’est-à-dire à l’essai.
À ses yeux, le style compte énormément, c’est par le style que les images sont produites et elle écrit en iconophile. Elle pense que « la puissance de la fiction réside dans la force des images qu’elle met en scène ». Le style, « c’est le sixième sens de l’écrivain ». Je la cite : « Le rythme est une prophétie du langage. Il fait qu’il y a de l’affect. Il donne au sens son émotion. Le rythme est le mouvement du sens. Du texte. Les violences syntaxiques sont la force, la prosodie, le contenu sémantique. Si on ne vise que le sens des mots, on a un cadavre. Le rythme est le mouvement du corps. Le contenu est corps-langage dans une visée à la fois ontique et politique. » Ainsi les créations lexicales, syntaxiques et stylistiques sont une condition à l’expansion de la pensée, ce sont elles qui permettent d’ouvrir un nouvel imaginaire.
Par exemple dans les Voyages de la Grande Naine en Androssie, les navigantes qui sont les lesbiennes affranchies de la domination masculine ont acquis un « méritoire ». Le terme s’oppose à territoire, les hommes ont des territoires, et pour dire que ces territoires sont masculins et non mixtes, la terre des navigantes est désignée par un nouveau mot. Et surtout le jeu de mot sur le mérite (phoniquement « méritoire » fait penser à un territoire mérité) permet d’inscrire dans l’imaginaire la revendication d’une terre – ou d’une mer– comme quelque chose de légitime.
Pour Michèle, la création doit être « la constitution de ce qui manque », et aux femmes, il manque à peu près tout jusqu’à même souvent la conscience du manque. Elles sont, à l’instar de la « pupipare » (c’est-à-dire la génitrice de l’héroïne des Voyages de la Grande Naine en Androssie), « privée de la privation ». Il y a donc une difficulté à proposer de créer ce qui manque alors même que le manque n’est pas consciemment ressenti.
C’est pourquoi après avoir parlé de la difficulté à lire cette auteure j’aimerais parler de sa difficulté à écrire. Cette difficulté tient au matériau même de l’écriture : le langage. Elle a montré dans son essai L’interloquée, que le langage, et ce quel que soit la langue, est un androlecte (du grec andros = homme masculin, et lecte = langage), c’est-à-dire qu’il décrit la vision masculine de la réalité. Comme la culture qu’il véhicule, il est prétendu neutre et universel mais en réalité il exclut la moitié de l’humanité.
Comme on vient de le voir dans Corps de Parole, Michèle pensait que toute lesbienne naît en exil, elle n’a pas de lieu sur la terre. Elle n’a pas de culture, autre que celle du dominant, et elle n’a pas de langage propre. « Toute femme qui parle, parle un langage qui n’est pas le sien » et « toute femme qui écrit le fait dans un langage qui l’anéantit.
Et c’est là toute la problématique de son œuvre. Comment penser dans un langage qui modèle et colonise nos pensées ?
Comment traduire notre être au monde, nos intersubjectivités lesbiennes dans un langage pour nous mortifère ?
Pour décrire et exprimer l’inédit, au sens propre, de nos expériences lesbiennes, il faut bien inventer une autre langue, c’est ce que Michèle a inlassablement réalisé à travers son écriture, mais dès lors, y parvenant, elle s’est heurtée à l’incompréhension de celles qui continuent à penser ou, je devrais dire plutôt, à ne pas penser dans le langage du dominant.
Il y a un inconfort à se trouver en face d’un texte qui n’est pas conventionnel, mais si on dépasse la première impression, alors l’écriture de Michèle nous ouvre un nouveau monde, elle nous met, entre autres, en mouvement vers ce dont la culture androcratique nous a le plus privée: la connaissance de soi. « Toute évidée d’une soi en hardes qui faisait barrage à la langue. Tout en émanée d’une virtuelle qui est déjà là. » Afin de pouvoir toutes dire avec elle et les « navigantes » : « J’étais en zéro qui pointé ne fait pas mille et me voici en émoi de moi qui née en Rien se voit Toute en aboutie. J’étais en néante l’expulsée qui jamais ne pense par la pensée rien qu’une nota bene en initiales d’Autre et me voici en océane qui sait “rien n’est encore arrivé”. »

Françoise Leclère
Lesbienne radicale, écrivain mandatée par Michèle Causse, autoproclamée « nosographe de l'androlecte ». Elle donne, dans toute l'Androssie française, des conférences sur le sexisme du dictionnaire et donc du langage. Son projet : passer de l'écriture à la parole et devenir diseuse. Elle prépare actuellement un récit d'une Antigone qui tranche le cours tracé de son destin, et dont la conception de la rébellion devrait surprendre tout le monde...
Auteure entre autres de : Le miso mis à nu - Les maux du dico et de IlliZible ! Clés de lecture des fictions de Michèle Causse. Exégèse dialogique, La Maronie. www.francoise-leclere.com


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 bagdam@bagdam.org
Dernière mise à Jour : 21 décembre, 2010