Mireille
Best (1943-2005)
Nous
ne l'avions jamais rencontrée, mais avions correspondu
souvent avec elle. Notre admiration pour son œuvre
s'était traduite, entre autres, par une soirée
littéraire à Bagdam Cafée, en mars
1997.
La voici, dans sa spontanéité
et son humour.
Texte
inédit, écrit par Mireille Best en mars 1997
à la demande du groupe Littérature de Bagdam
Cafée
Fin mai 1943, au
Havre (déjà pas mal démoli par nos
amis anglais) ma mère, qui attend un garçon,
sent le moment venu. Ça canarde à tort, et
à travers, et naturellement pas de bus pour se rendre
à la maternité, j’ai toujours beaucoup
d’à-propos. N’écoutant que l’urgence
qui pousse à tous les courages, ma mère et
ma mémé (Albertine Best) courbent le dos et
foncent sous l’averse de feu, traversant à
pied toute la ville en comptant sur le miracle (y’en
a des fois, la preuve).
Épouvanté(e) par le boucan, je me ravise en
vitesse, me cramponne aux branches, et ne me fais plus remarquer.
Quelques jours passent, ma mère est à cran,
mais moi je fignole les détails avant de sortir...
Enfin, le 4 juin – sans doute faisait-il beau ce jour-là
– je me décide.
Coïncidence ? À partir du moment où j’ai
commencé à gigoter à l’air libre,
tout s’est peu à peu calmé : on a eu
la paix, du pain blanc, et mon père, revenu d’Allemagne.
Ma mère est allée habiter avec mon père
dans un réduit minuscule (c’était la
grande crise du logement pour cause de ville rasée)
et moi je suis restée dans le baraquement de mes
grands-parents jusqu’à ce qu’on invente
les H.L.M. J’ai eu un frère et une sœur,
le temps que ma mère sache comment faire pour arrêter
ça.
Albertine, ma mémé chérie, qui poussait
sa charrette à poissons par toute la ville, n’était
pas une illettrée. Elle me lisait chaque soir des
contes merveilleux (Perrault, Grimm, etc.) pour m’endormir,
mais s’endormait avant moi, et je râlais. J’ai
fini par exiger qu’elle m’apprenne à
lire, et à quatre ans et demi-cinq ans, la question
était réglée, et ma mémé
m’offrait « un vrai beau livre »
pour lire toute seule : Les Misérables.
C’est prodigieux, Les Misérables à
cinq ans dans une cabane en bois !
Jusque-là, j’avais pu oublier que j’étais
sourde : tout le monde chez moi a une bonne voix ! Mais
quand je suis allée à l’école,
j’ai été littéralement épouvantée
par ces chuchotements inaudibles, et on m’a prise
pour une demeurée. J’ai roupillé au
fond des classes, l’ennui m’a terrassée,
j’ai attrapé toutes sortes de maladies qu’on
ne savait pas encore soigner, et très peu fréquenté
cette école inhospitalière... Albertine m’achetait
toujours autant de livres, et nous avions une voisine dont
le fils était en fac je ne sais où, si bien
que sa mère, une brave femme, me laissait choisir
dans sa bibliothèque : elle savait que je n’abîmais
pas les livres, et en ignorait naturellement le contenu.
Là, j’ai lu de tout. Y compris les premiers
récits de déportés qui rentraient des
camps de la mort. Je devais avoir onze-douze ans. C’est
très très dur, à cet âge-là,
mais au moins j’ai compris tout de suite la nature
du monde.
Entre temps, ma maîtresse d’école venait
de convoquer ma mère pour lui faire un lavage de
cerveau : elle voulait que je poursuive mes études,
que j’aille au lycée. Ma mère était
terrifiée : au lycée, j’allais
être au milieu des filles de riches, et comment elle
ferait, elle, ma mère, pour que je ne sois pas ridicule,
hein...
Enfin, l’institutrice insistant, on trouve un moyen
terme j’irai au collège Moderne, c’est
moins « bourgeois ».
J’y vais, sans trop y aller : cette rentrée-là,
c’est la grève des autobus, et il n’arrête
pas de neiger. Avec Albertine, nous sillonnons la ville
à bord de camions militaires, dans un décor
sibérien. Naturellement, je tombe malade, et on me
fiche la paix pour le reste de l’hiver.
C’est toujours en allant à ce collège
que je commence à parler avec une fille, Jocelyne,
qui monte dans le bus et en descend aux mêmes arrêts
que moi. Elle a seize ans, j’en ai quinze (air connu)
et nous avons des discussions acharnées, entre autres
à propos d’André Chénier et Robespierre.
J’ai déjà fait une bourde en lui parlant
de mon prof d’espagnol, qui s’appelle LACRAMPE
: « A-t-on idée, ai-je dit très
intelligemment, d’épouser un gars qui a un
nom pareil ! » Jocelyne me regarde dans les yeux,
et énonce : « Moi, je m’appelle
Crampon »... Ah la la, je ne souhaite ça
à personne.
Bon, je me ramasse. Et on parle poésie, ça
au moins, c’est sans danger. Voire !...
Jocelyne me branche sur son petit chéri du moment
: André Chénier. Je lui réponds « poète
exécrable » « OK », dit
Jo, ça se peut. Mais est-ce que c’est une raison
pour décapiter quelqu’un ?
À partir de ce moment, nous sommes devenues inséparables
: Jo m’a écrit durant mon séjour en
maison de santé, et quand je suis rentrée
chez moi, on ne pouvait plus se passer l’une de l’autre.
Et d’ailleurs, on ne peut toujours pas.
À mon retour de maison de santé, j’étais
toujours malade, et je ne me suis même pas présentée
à l’examen du bac, c’était inutile.
J’ai commencé à chercher du travail,
j’en ai trouvé dans une usine de vêtements
en plastique (je soudais les coutures des fringues en question,
pour l’étanchéité, un boulot
pas-sion-nant) le temps d’être électrocutée
: la machine était défectueuse, je suis restée
collée dessus.
Heureusement que j’ai une bonne voix, j’ai réussi
un coup unique : dominer le boucan d’une bonne cinquantaine
de machines !... Qu’est-ce que j’aurais fait,
avec une voix normale, hein ?
Après ça, ma mère a dit que, pas d’histoire,
je devais me faire fonctionnaire, ça au moins c’était
sans risque, avec ma santé ! J’ai obéi
la mort dans l’âme, et je suis entrée
à la perception. Titulaire, j’ai demandé
ma mutation dans le sud, Jo m’a suivie.
Nous avons atterri à Fréjus (comme Napoléon).
Fauchées (comme les blés). Tremblantes (comme
des feuilles) mais ensemble.
À la perception, c’était pas gai-gai...
Mais j’ai fait mon boulot sagement, jusqu’à
ce qu’on nous installe l’informatique –
les premiers monstres, avec des écrans à brûler
les yeux, et des imprimantes hautes comme des immeubles,
et surtout qui faisaient un boucan d’enfer, ce qui
me donnait des vertiges (les centres de l’équilibre
sont dans les oreilles). J’ai demandé à
être éloignée de ces machines, et mon
patron du moment m’a répondu : 1) que j’étais
une emmerdeuse, et 2) que je n’avais qu’à
descendre à la cave.
Au bout de six mois de cave, j’étais un peu
bizarre... Je suis allée consulter une psychiatre
qui s’est battue comme une lionne contre l’administration
et a obtenu ma réforme, en 1990, ouf !
PUBLICATIONS
Outre les sept volumes parus chez Gallimard*, j’ai
également commis « La passagère
des crépuscules » que vous connaissez
bien**, Le jour de la neige, petite nouvelle publiée
par le Comité d’établissement de la
SNCF-PACA, 1987.
Plusieurs de mes textes ont été traduits :
En neerlandais
« La traversée » (extrait du
recueil Le méchant petit jeune homme, traduction
de Rosa Pollé, éditions Furie, Amsterdam,
1988).
Les mots de hasard, traduction de Rosalien Van
Witzen, éditions Furie, Amsterdam, 1990.
Camille en octobre, traduction de Rosalien Van
Witzen, éditions Furie, Amsterdam, 1990.
Des fenêtres pour les oiseaux, traduction
en cours par Rosalien Van Witzen. (Aux dernières
nouvelles, une traduction en néerlandais de Il
n’y a pas d’hommes au paradis pourrait
se décider prochainement).
En anglais (américain)
Gallimard et moi venons de signer un contrat de traduction
avec l’éditeur américain CLEIS PRESS
pour Il n’y a pas d’hommes au paradis.
Un extrait (12 pages) de ma nouvelle Le livre de Stéphanie,
traduit par Janine Ricouard, figurera dans une anthologie
de fiction lesbienne internationale intitulée Worlds
unspoken (à paraître).
* Note de Bagdam : Les mots de hasard (nouvelles),
1980, Le méchant petit jeune homme (nouvelles),
1983, Une extrême attention (nouvelles),
1985, Hymne aux murènes (roman), 1986, Camille
en octobre (roman), 1988, Orphea Trois (nouvelles),
1991, Il n'y a pas d'hommes au paradis (roman),
1995.
** Note de Bagdam : « La passagère
des crépuscules », nouvelle écrite en
1993 à la demande d'Accord édition à
Toulouse, pour un ouvrage intitulé Mémoire
blanche, préfacé par Jacqueline Julien
et illustré par Eduardo Arroyo. On y trouve également
des nouvelles de Marie Chaix, Madeleine Chapsal, Raphaël
Constant, Raymond Jean, Yves Navarre, Bernard Noël,
Bertrand Poirot-Delpech, Pierre-Jean Remy, Marie Rouanet.