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Textes critiques
et autres
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Une
politique textuelle inédite : l'alphalecte (*)
Michèle Causse
Human
kind must find another name for itself and another system of grammar
that will do away with genders, the linguistic indicator of political
oppression. (Monique Wittig)
Notre survie est liée à notre performance symbolique, à notre capacité
à créer des universaux. (Eliane
Pons)
Il y a une affinité fondamentale entre l'œuvre d'art et l'acte de
résistance. Alors là, oui. (Gilles
Deleuze)
C'est en praticienne lesbienne politique de l'écriture que je pense
et donne à lire ce texte, qui suppose connus mes travaux antérieurs
(1). Supposition hardie tant la diffusion de
mes livres est défaillante, voire inexistante.
En nommant sexolecte le langage que nous, êtres humains, parlons
communément ou savamment, j'ai essayé de montrer que les mots étaient
des outils indûment appropriés, fruits de constructions mentales dont
la violence totalisante engendrait une oppression matérielle (dite
un peu vite symbolique par le dominant). En précisant qu'ils composaient,
en toutes langues, un androlecte (2) j'ai
montré à qui profitait le crime et qui en était victime. Je vous renvoie
à mon dernier ouvrage, qui - malgré tout ce qui précède - n'est pas
un roman policier. Je dirais qu'une science encore inexistante, la
sexolinguistique pourrait mettre en évidence comment les actes
de langage opérés par les hommes ou sexeurs agissent sur les
femmes ou sex©isées de tout pays et de toutes classes. Cette
science viendrait compléter fort heureusement la socio- ou l'ethno-linguistique
à cette différence près qu'elle aurait pour but final l'extinction
de sa propre nécessité. Elle serait l'étude des effets du langage
quand un seul être parlant, fût-il multiple, en est le bénéficiaire,
tandis qu'un autre - d'emblée traité en instrumentum vocale
(3) - doit l'ingurgiter comme prescription ou
proscription.
Le sexolecte est une institution sociale, qui est toujours
déjà là quand nous naissons. Il nous a faites ou plutôt défaites avant
même que nous le parlions. Il nous a as/sujetties. Il a pris en otages
nos corps (au nom de la petite différence), notre imaginaire
et a fait de la majorité d'entre nous des automates ajustées à des
conduites toutes tracées. Cette réalité indispose un nombre toujours
plus grand d'êtres parlants, gynés ou gynandres, qui ne peuvent se
résigner à n'être pas cause et effet de leur savoir-voir, de leur
pensée, de leur libido, de leur langue, et qui désirent un droit de
préemption sur leur avenir. Raison pour laquelle certaines d'entre
nous (les pas toutes de l'ingénieux Lacan) ne se privent pas d'exercer
leurs prérogatives d'êtres pensants et, partant, apparaissent pour
ce qu'elles sont, subversives au sens littéral : nous avons en effet
désavoué les discours nous concernant (" les femmes n'ont pas
vocation à faire universel ", cf. dictionnaire de psychanalyse)
et nous travaillons en faveur d'une langue visant à une autre construction
du monde. En somme, nous devenons " productrices de signes ".
Mais non de ceux que pouvait imaginer Lévi-Strauss.
Pour autant, ici je n'entends pas suggérer le recours, comme en Chine,
à un nu-shu ou langue secrète des sex©isées, par opposition
au nan-shu, langue du Sexeur dominant, normative et
prescriptive. Tout en ne sous-estimant pas l'utilité d'un refuge linguistique
autorisant une quête identitaire (créole, rap, vernaculaire, tous
ces dialectes qui sont des marchés francs et dont les vocables sont
promptement reçus par le dictionnaire tels keufs, meufs, etc.)
mon but n'est pas d'imaginer une sous-langue tolérée mais un common
language qui respecterait l'égalité de tous ses locuteurs. Définis
non par leur improbable sexe mais par leur capacité à parler de sujet
à sujet, à créer du sens sans procéder à une quelconque réification.
Dans un effort constant de néguentropie.
QUID DE L'ÉCRIVAIN EN RUPTURE D'ANDROLECTE ?
Roland Barthes, tenant d'une minorité sexuelle et, partant,
d'un habitus que réprouve l'ordre social, nous avertit : " Cet
objet en quoi s'inscrit le pouvoir de toute éternité humaine c'est
le langage ou, pour être plus précis, son expression obligée, la langue. "
N'en déplaise à Barthes, l'humain ayant été confisqué par l'andros
à toutes fins ô combien utiles à ses intérêts, nous nous voyons dans
la nécessité de contester les visées universalistes du langage et
de lui retirer le pouvoir de définir et nuire.
Dès les années 20 - avec Gertrude Stein et Virginia Woolf - puis,
plus tard, dans les années 60, des écrivains lesbiennes politiques
ont, dans la littérature, commencé ce travail. C'est le cas d'Alice
Ceresa dont l'œuvre métanarrative quasiment inconnue en France, La
fille prodigue (4), amène sa lectrice
Teresa de Lauretis à conclure : " Seule l'écriture entendue comme
création de symbolique peut mettre à jour et en même temps produire
les conditions de représentation sociale. Et partant d'auto?représentation. "
Je retiens évidemment le mot écriture.
" Dans notre langue française je suis astreint dit encore Barthes
(5), à toujours choisir entre le masculin et
le féminin. Le neutre ou le complexe me sont interdits. Par
sa structure même la langue implique une relation fatale d'aliénation. "
Devrions-nous donc en rester esclaves, une fois repéré l'abus ?
Ne pouvons-nous prendre en main la langue comme nous prenons en main
nos vies ? Je parle ici, vous l'aurez compris, en écrivain dis/ruptive.
Barthes le conçoit comme impossible : " Il ne peut y avoir de
liberté que hors du langage, malheureusement le langage humain est
sans extérieur. "
Sur ce point, celle que je suis (n'osant parler au nom de toutes)
émet un avis contraire. Il existe un extérieur à l'androlecte
car, faute de cet extérieur, le langage resterait incommensurable,
solipsiste, absolu, non comptable, impuni, et en toute immunité perpétuerait
et perpétrerait ses dommages en se référant au seul Signifiant qu'il
a élu une fois pour toutes, le phallus (le phi de Lacan). Cet
extérieur n'est pas - comme j'ai pu un temps logiquement le concevoir
- un gynolecte, mais un langage qui, refusant de choisir pour Signifiant
tout organe discriminant, lui substitue un symbole, l'alpha
qui, à l'inverse du phi dichotomisant, fédère et inclut.
Alpha (a) est ce que gyné ou gynandre disent exister au nom
de et pour tous les corps parlants, à savoir un Signifiant qui reconnaît
à tous les vivants une valeur égale. Faute d'une autre création venant
corriger ou améliorer celle-ci, l'alphalecte est pour le moment
une proposition éthique pour les êtres parlants ayant pris
conscience de l'entropie engendrée par la parole (orale ou écrite)
émanant d'un être qui, en toute synecdoque, se prend pour mesure de
la vie (et surtout de la mort) de tous les êtres parlants,
un être qui n'a pas hésité à créer de la différence pour imposer une
hiérarchie. Si nous voulons rendre à chaque être vivant cette dimension
inaliénable tellement mise à mal, le logos se doit d'être en alpha
(6). Puisque le langage est une production culturelle,
une articulation du biologique au symbolique, nous avons à produire
et d'ailleurs produisons de la culture, une vision du monde, du sens
allant contre le non?sens, l'insensé, contre la violence au fondement
du symbolique, contre le refoulement de l'opérateur femelle, contre
l'automatisme de répétition. Nous nous produisons en tant que sujets
politiques. C'est à cette tâche que s'attelle - entre autres - celle
qui, par sa praxis, se collette chaque jour avec le matériau langagier,
lequel est concret et idéologique. Je parle de l'impératif catégorique
de certaine écrivain (sans e puisque putain n'en
a pas).
Barthes, insuffisant et pourtant intuitif, dit :
" Si toutes nos disciplines devaient être expulsées de l'enseignement,
c'est la discipline littéraire que je sauverais car toutes les sciences
sont présentes dans le monument littéraire " (ce recours à la
métaphore du monument est proprement androssienne, je dirais
plutôt dans le momentum littéraire), " la littérature
est dans les interstices de la science, en retard ou en avance sur
elle : la littérature en sait long sur les hommes : le grand gâchis
du langage qui les travaille, soit qu'elle reproduise la diversité
des sociolectes soit qu'à partir de cette diversité dont elle ressent
le déchirement elle imagine et cherche à élaborer un langage limite. "
Va pour les sociolectes, va pour la limite, celle qui tant indispose
certaines lectrices, mais sur le gâchis, comment mieux le définir
qu'en le nommant sexolecte lorsqu'on appartient à cette catégorie
d'Individues qui a mis à nu le référent obsessionel du Dicteur. Barthes
ajoute : " C'est à l'intérieur de la langue que la langue doit
être combattue. "
Je ne réfuterai sûrement pas la lutte. Le paradigme radical de mes
ouvrages montre qu'écrire dans un champ de règles pré-existantes,
exercer une activité aussi rigidement annexée et codée, c'est exercer
une conscience critique qui devient paradoxalement, comme le dit Myriam
Diaz Diocaretz (7), le " champ privilégié
de (celle) qui subit le maximum de contraintes " dans et par
le langage.
En effet, l'écrivain qui entreprend d'invalider l'androlecte bute
contre de telles murailles, se livre à de telles contorsions pour
faire sortir de cette langue celle (et celui) qui n'est plus
objet ni objectivable, qu'elle peut apparaître illisible voire élitiste
et, évidemment, outrancière. Sa tâche en effet la dépasse. Si elle
ne la dépassait pas, l'aurait-elle seulement tentée ? Si elle prenait
pour acquis, par exemple, que le masculin doit l'emporter sur le féminin
(et ici je ne résiste pas au plaisir de citer Anne Le Gall : " Cette
règle de grammaire bête comme chou va induire des intériorisations
comportementales sans relation, théoriquement, avec l'objet de cette
incitation. La langue est sur le plan symbolique l'aliénation par
excellence des femmes. ") - si, autre exemple, l'écrivain prenait
pour acquis que le pronom elle doit valoir pour toutes les
femmes, y compris pour celle qui n'est pas un instrumentum vocale
ou dividue mais une Individue et en particulier une
lesbienne politique, la verrait-on devant un écran d'ordinateur écrire
: " Ici on bafoue mon être, ma conscience, mon plaisir, mes désirs,
ma vie. Je ne suis pas celle-là dont il parle, je ne suis pas elle
et je le démontre " ? Ne lui faudrait-il pas travailler, dans
l'urgence, à l'invention de nouveaux vocables, comme je l'ai fait
dans l'Encontre puis dans Voyages de la Grande Naine en
Androssie, avec une attention spécifique pour les pronoms personnels
afin de traduire au plus près les étapes des consciences " femme ",
" féministe ", " gyné " ? Ne lui apparaîtrait-il
pas vital, pour faire exister celle qui ne peut trouver son inscription
dans l'androlecte sous le pronom personnel elle, de créer pour
soi et ses pareilles le pronom " el " ? A la longue
ne serait-il pas souhaitable que les êtres parlants dans leur ensemble
choisissent pour se nommer le pronom " ul " (à savoir
quelqu'un) par opposition à nul (personne ou nobody)
suivi d'adjectifs qui rendent impossible la détermination du sexe
et a fortiori du genre. Si j'ai utilisé ces deux lettres " ul "
comme marqueur catégoriel d'un mode d'être au monde sur la totalité
d'un ouvrage inédit (Figures du soi), c'est qu'il est possible
de poser les jalons d'une pratique susceptible de devenir, dans le
futur, collective.
Voilà ce à quoi m'invite l'alphalecte. Me permettant, d'un
coup, de passer du hidjab à un costume jamais vu, jamais porté. Vous
m'objecterez que l'exercice est à la limite. A quoi je réponds
: soyons logique, si une lesbienne n'est pas une construction sociale
femme (sexcisée, sexualisée) - et il fut brillamment démontré qu'elle
ne l'était pas -, pourquoi lui affecter le pronom personnel elle
et ainsi trahir le cheminement qui lui permet, justement, en gyné,
de s'esquiver de sa classe opprimée tout en continuant indéfiniment
à défendre les femmes dans toutes les occurrences de l'aliénation
? Une écrivain lesbienne radicale trouve dans le pronom " el "
le site de sa différence. A quelque classe ou ethnie ou autre
classification qu'elle appartienne en viriocratie. Il la signale alentour
comme celle qui, déboutée du champ (ici scripturaire) des dominants,
prend en mains les rênes de sa nomination, de son action résistante.
Lors même que la renieraient celles qui sont l'objet de ses sollicitudes
répétées, les opprimées premières, souvent illettrées, affamées et
mutilées sur la quasi totalité de la planète. Et qui, partant, constituent
la réserve taillable et corvéable de l'homo economicus doublé
de l'homo pornograficus.
Merleau Ponty écrit : " Les difficultés de l'auteur sont celles
de la première parole. Un artiste doit non seulement créer et exprimer
une idée mais encore éveiller les expériences qui l'enracineront dans
les autres consciences. "
Puisque je pense qu'" il n'y a pas de mots qu'il n'y ait des
choses et il n'y a de chose qu'il n'y ait des mots ", qu'il faut
pour thématiser qu'il y ait du thématisable, que la praxis sociale
a produit une nécessité à penser un certain " quelque chose "
et les moyens de le penser, je prétends que ma praxis donne naissance
à des mots et que ces mots en retour donnent naissance à de l'être.
Le mot androlecte, lorsque je le prononçai pour la première
fois, produisit une stupeur, je dirais presque une douleur puis, peu
à peu, avec soulagement, il fut repris comme évidence allant de soi
Outre-Atlantique (8). Une fois nommé, en effet,
l'androlecte apparaît pour ce qu'il est, l'un des possibles de la
langue, annexé au profit d'un seul, interpellé pour la première fois
sur sa confiscation de l'Universel. Son vocabulaire, sa grammaire
sont dénoncés comme une main dont on aurait fait un seul exemplaire
et auquel on aurait donné un seul usage : réparer une moto par exemple,
alors que la main peut peindre et écrire. Vous noterez au passage
que ma métaphore est exquisement bénigne compte tenu des intentions
malignes de l'androlecte. Notre schismogenèse met en relief ce qui
a été écrasé par le langage et émet des propositions qui ne visent
pas à écraser à leur tour autrui dans une symétrie d'ailleurs fantasmatique
(comme celle de Fellini dans La cité des femmes). Car nous
n'allons pas au langage comme à l'abattoir mais comme à une fête.
" Les mots ne sont plus conçus illusoirement comme de simples
instruments mais lancés comme des projections, des explosions, des
saveurs. L'écriture fait du savoir une fête " (Barthes).
Si la modernité c'est concevoir des utopies du langage, " alors
changer la langue (mot mallarméen) est concomitant de changer le monde
(mot marxien) ". Marx disant, je vous le rappelle : " Etre
radical c'est prendre les choses par la racine or, pour l'homme, la
racine c'est l'homme lui-même. " Prenons-le au pied de la lettre,
justement, et montrons que l'homme - hélas toujours déjà androssien
- n'est ni le début ni la fin de la Sapiens mais l'accident à dépasser.
Pour peu, évidemment, que nous n'ayons pas peur du logos… dont le
phallus nexus a détruit la crédibilité. Et auquel le la
ngage rend sa dignité lors même que nous ignorons déjà
le parler et l'utiliser, en logothètes qui se méconnaissent.
" Il vient, continue Barthes, de là une certaine éthique
du langage littéraire qui doit être affirmée parce qu'elle est contestée.
On reproche à l'écrivain de ne pas écrire la langue de tout le
monde mais il est bon que des hommes à l'intérieur d'un même idiome,
à savoir le français, aient plusieurs langues. "
Barthes n'envisage pas que cette langue française puisse être contestée
et modifiée, voire annulée, par un groupe oppositionnel de sexe. Cet
impensé nous apparaît trop souvent, même à nous, comme un impensable,
alors qu'un colonisé, lui, saura toujours défier la langue du colonisateur.
Partant, j'aime à citer cette jeune épistolière doctorante des années
90 : " On me demande d'écrire français alors que je veux écrire
lesbienne. " Essentialiste, direz-vous. Non, épistémologue comme
d'autres.
Et au cas où vous n'auriez pas assez confiance en vous pour vous sentir
autorisées à autorer, songez que dans les sociétés pastorales, le
référent linguistique n'était pas l'homme mais l'animal. Dès lors,
dans la société Sapiens à laquelle j'aspire, le référent est le corps
parlant qui ne reconnaît pour valide que la tâche d'éliminer les notions
létales de discrimination négative. Le corps sujet qui parle à d'autres
sujets.
DES LECTRICES
Dans quelle position se trouve l'écrivain novatrice face à ses lectrices.
l) En tant qu'émettrice elle ne dit plus ce qui est prévu,
admis, convenu, répété ad infinitum et engrammé en chaque cerveau,
elle est le sujet d'une énonciation inédite : elle construit
sa conception du monde dans le texte, sur l'arrière-fond d'un intertexte
déjà là, des multiples genres de textes élaborés par des générations
d'hommes pour répondre à des besoins et des enjeux sociaux précis,
quels que soient les types de discours (le mode formel choisi). Cette
émettrice n'est pas seule, quelques écrivain(e)s à elle synchrones,
quelques essayistes dites subversives, non scientifiques, militantes
ont montré dans leurs œuvres que les représentations existantes étaient
faites au détriment d'un genre construit dans une intention définie,
que je qualifierais de mortifère. C'est sur cette certitude inscrite
dans sa chair que l'écrivain lesbienne propose son dis/sentiment,
assorti d'une concomitante transformation du langage, jugée déroutante.
Il faut entendre ici sciemment dé/routante. Le message est
pourtant sinon connu, du moins connaissable par un groupe de personnes
" intéressées ", partageant les axiomes de l'auteur. Disons
que l'enthymème - pour employer un mot savant - choisi par
l'émettrice est celui de la nécessité d'une autre définition du monde,
exigence partagée par un groupe en sécession. Il va de soi que l'émettrice
et ses lectrices n'ignorent pas l'opposition qui va sourdre du champ
scripturaire dominant. Celui-ci étant en quelque sorte le troisième
participant, l'adversaire hégémonique régnant, étroitement relié aux
deux autres. Sans lequel le texte même n'aurait pas sa raison d'être.
La forme artistique sera liée à l'enthymème. La tradition d'un ordre
dominant sera défiée, sa persévérance à préserver le statu quo secouée,
voire bouleversée. (Du moins est-il permis de l'espérer.)
2) La réceptrice ou lectrice est à tout le moins féministe
(c'est à celle qui l'est ou le sera que s'adresse le texte), et elle
est imaginée par l'émettrice comme pouvant recevoir son angle de vue.
La réceptrice est implicite, elle est une composante qui a un rôle
régulateur, elle est un élément structural de la création artistique.
Le Russe Volochinov décrit ce rôle comme " cette constante co-participante
dans tous les actes de conscience qui détermine non seulement le contenu
du texte mais le choix du contenu, le choix de ce dont nous sommes
conscient(e)s, et qui partage les visées sinon visions du monde ".
C'est une alliée. Elle a fait la preuve qu'elle était, selon l'expression
de Judith Fetterley (9), une resisting reader
des canons canonisés, une lectrice capable de générer de l'interprétation
qui ne soit pas celle qu'attend le Diseur, le Dicteur, le Dictateur.
Sa dissidence, la puissance du hiatus qu'elle crée par sa critique
est massivement efficace depuis les années 70.
La lectrice hélée par l'œuvre :
a) Si elle répond de façon coopérante au signe qui lui est fait, si
elle a une réaction positive face à l'œuvre, peut l'utiliser pour
se construire comme sujet tout en négociant son adhésion. Ces lectrices
actives, acquises à un énoncé qui va dans le futur modifier leur propre
énonciation, font un sort aux textes fondateurs, nombreux en vérité
mais méconnus, non traduits, et qui, plus tard, seront considérés
comme matrihéritage, voire utopographie.
b) Si elle répond de façon négative - une lectrice faisant toujours
jouer sa propre histoire dans la production du sens d'un texte -,
si elle rejette l'œuvre à cause de la réserve d'images négatives qu'elle
a reçues des médias ou de son expérience personnelle, si son habitus
est celui, majoritaire, d'une femme non féministe, alors étroit est
le champ de sa réception et indigeste le message inédit, qui invalide
nécessairement tout son acquis. Elle se référera plus volontiers à
la culture masculine familière. Qui est, pour elle, la Culture même,
la seule.
Les lectrices sont les coordonnées permanentes d'une vie d'écrivain
puisque nous leur reconnaissons le pouvoir exorbitant de nous interpréter.
C'est à elles en dernier ressort qu'il appartient de choisir entre
les multiples propositions de justesse éthique qui leur sont faites.
Dès lors, problématique est le sort (économique, social, symbolique)
de l'écrivain lesbienne politique.
Mais, comme disait Gertrude Stein, que j'aime à évoquer sur ce point
ô combien crucial : " Writing means more for the writer
than for the reader. " Une écrivain est d'abord responsable
devant soi de l'effort qu'elle a produit pour rendre étrangère la
langue dite abusivement maternelle, et elle ne peut répondre des effets
de son œuvre. Bien qu'elle escompte, à brève ou plutôt longue échéance,
en voir les résultats : une prolifération, de bouche à oreille, du
sens et des sens, loin des grands corps, des corps institués, des
corps constitués, émanations d'une synecdoque parlant encore l'androlecte
et agissant selon ses lois malgré la bonne volonté de quelques gynandres
isolés et de quelques gynés guerrillères.
août 2002
Michèle Causse
Notes :
(*) Texte paru dans Lesbianisme et féminisme
- Histoires politiques, Actes de l'atelier "Lesbianisme et féminisme",
du 3e colloque international de la recherche féministe francophone,
Toulouse, 17-22 septembre 2002, L'Harmattan, 2003.
(1) Il sera
fait allusion ici à L'Encontre, Paris, Des femmes, 1975 ; L'Interloquée
- Les oubliées de l'oubli - Dé/générée, Essais, Montréal, Éditions
Trois, 1991 ; Voyages de la Grande Naine en Androssie, Montréal, Éditions
Trois, l995 ; Contre le sexage, Paris, Balland, 2000.
(2) Cf. M.
C., L'Interloquée : "L'androlecte est défini comme sexolecte,
langage sexisant et sexualisant que parlent tous les humains. Elaboré
par le détenteur du phallus, il instaure l'inégalité entre les animés
de l'espèce dite humaine. Le seul sexolecte existant est l'androlecte."
(3) On appelait
ainsi les esclaves de la terre chez les Romains par opposition à l'instrumentum
mutum, à savoir les outils agraires. Cf. Gayatry CHAKRAVORTY SPIVAK,
In Other Worlds, New York, Routledge, l988.
(4) Alice
CERESA, La fille prodigue, traduit de l'italien par Michèle
Causse, Paris, Des femmes, l976. Lire Breve saggio sulle figlie
prodighe de Teresa DE LAURETIS, in DWF, sequenze, Roma,
1996. Dans une lettre privée (l964), Alice Ceresa distingue les femmes
selon les prises de conscience de l'aliénation. Dix ans plus
tard, j'ai pu commencer dans l'Encontre à faire un sort à cet
éclairage très constructionniste des opprimées puis continuer dans
les Voyages de la grande Naine en Androssie.
(5) Roland
BARTHES, Le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984.
Référentiel parce que "désadapté", comme dirait Bourdieu mais apparemment
à l'obscur des textes de Claudine HERRMANN, Les voleuses de langue,
Paris, Des femmes, 1976, ou de Marina YAGUELLO, Les mots et les
femmes, Paris, Payot, 1978.
(6) Selon
le glossaire de Contre le sexage, "alpha, symbole de
la néo-espèce Sapiens, est un signifiant hors pair posé à partir
de l'analyse des fondements du langage. Alpha déboute phi
de sa prétention à l'universel, le dénonce comme faux et unidimensionnel".
(Cf. Eliane PONS in Contre le sexage.)
(7) Myriam
DIAZ DIOCARETZ, The Transforming Power of Language, Utrecht,
l984.
(8) Trivia,
a Journal of Ideas, n° 13, 1988 (trad. américaine de l'Interloquée,
par Susanne de Lotbinière-Harwood) ; éditorial par Erin PRICE : "Accepting
Michèle Causse in the same way so many disciplines 'accept' Freud's
ideas, everything Michèle Causse wrote about epistemes and the androlect…
Questions themselves are often answers: 'how an alternative to the
androlect ?'"
Elizabeth MEESE, Sem(er)otics, New York University Press, l992 :
"As Causse puts it, the adress(her) creates the scandal of a male
'we' shifted onto the site of 'you' (L'interloquée). Having
achieved a reversal Causse presses for an heterogeneity in which 'being'
(not man who was always speaking nor woman who was silent)
takes up the subject position. Causse's strategy achieves a startling
effect… as she moves toward the desired displacement which might transform
the structure of relations."
(9) Judith
FETTERLEY, The Resisting Reader : a Feminist Approach to American
Fiction, Bloomington, Indiana University Press, l978.
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