Voyage inattendu en hétéroland
ou
Marathon des mots hétéros
Nous enrageons de n’avoir pas pensé plus tôt à la méthode La Barbe pour dire notre façon de penser aux Marathons des mots (grosse machine culturelle qui existe depuis 4 ans à Toulouse, et qui consiste à faire lire par des comédiens les textes d’auteurs, en leur présence (sauf s’ils sont morts, of course), dans de multiples endroits de la ville et en un temps record (d’où le nom de Marathon).
Le décor étant posé, voilà l’histoire à travers les mails échangés.
Premier épisode
Le 30 mai 2008, l'attachée de presse du Marathon écrit à Bagdam :
Bonjour,
Nous nous étions rencontrées l'an dernier pour imaginer ensemble une lecture au Marathon des mots. Ce projet n’avait pas pu aboutir mais j’espère que cela n’est que partie remise. [Maintenant c’est plus que râpé… note de Bagdam]
Je tenais par ailleurs à vous informer d’une séance particulière autour de l’auteure Nina Bouraoui,
Jeudi 12 juin à 20 h au TNT – lectrice : Hélène Fillières
Deuxième épisode
Bagdam envoie l’info sur sa liste de diffusion. Ce qui fait qu’un bon tiers de la salle est constitué de goudous persuadées d’entendre un texte lesbien.
Mais, ô surprise…
Le 16 juin 2008, bagdam@bagdam.org a écrit à l’attaché de presse du Marathon des mots :
Bonjour,
On vous a sans doute informée du mouvement de protestation d’une partie de la salle survenu à la fin de la lecture de Appelez-moi par mon prénom de Nina Bouraoui par Hélène Fillières ce jeudi 12 juin 2008. Nous n’en sommes pas à l’origine mais nous nous y sommes jointes de bon cœur tant notre colère était grande d’avoir dû subir sans y être préparées un énième épisode de la grande saga du désir hétéro ! (Autant pour nous : le thème du livre à paraître était sur internet, mais puisque le Marathon nous contactait nous n’avons pas pensé une seconde que le texte choisi ne serait pas lesbien. D’autant plus que Nina Bouraoui était apparemment la seule auteure lesbienne de la sélection du Marathon…)
Maintenant nous rions de l’aventure : nous prétendions à l’écoute de sonorités lesbiennes, et voilà que ces hétéros, en bons dominants, nous jouaient le tour de choisir un texte… hétéro ! La bonne blague !
En réalité, ce choix n’a sans doute tenu aucun compte du lectorat lesbien de Nina Bouraoui. Et pourtant vous avez contacté Bagdam Espace lesbien. Mais enfin pourquoi ?
Nous sommes désolées d’avoir sans doute blessé Nina Bouraoui, mais un créateur appartenant (en tout ou en partie) à une population discriminée et qui donne corps dans son œuvre à ladite population porte, qu’il le veuille ou non, une responsabilité, suscite des attentes qu’il ne peut ignorer.
L’auteur est souverain, la littérature est souveraine, Nina Bouraoui peut écrire hétéro ou lesbien comme bon lui semble, mais encore une fois pourquoi nous avoir contactées ?
Jacqueline Julien, Brigitte Boucheron et toute l’équipe de Bagdam Espace lesbien
Troisième épisode
Et voilà la réponse, aussi acide qu'universaliste ! Bel exemple de mauvaise foi négationniste et de surdité des dominants hétéros !
------ Message transféré
De : Attachée de presse Marathon des mots
Date : Mon, 16 Jun 2008 13:19:51 +0200
À : bagdam <bagdam@bagdam.org>
Objet : Re: Voyage inattendu en hétéroland…
Bonjour,
Je regrette que ce genre d’incident ait eu lieu, notamment pour l’auteure en effet, qui très pudique, s’est senti vraiment gênée, attaquée et blessée...
Je vous avais contactées, ainsi que bon nombre d’autres associations d’horizons multiples et avec des préoccupations et engagements variés,
parce qu’il me semblait que les mots portaient cette liberté, cette ouverture des frontières, au delà d’un homme, d’une femme, d’un hétéro, d’une lesbienne, etc..
Que la littérature permettait la découverte et la curiosité du monde, Nina est créatrice avant tout, il me semblait qu’entendre ce qu’une auteure,
lesbienne de surcroît peut créer, est intéressant, quelque soit son univers.
Maintenant si vous me dites que la seule vision des choses qui vous intéresse c’est d’entendre des textes spécifiques qui n’évoquent que l’univers lesbien, je respecte votre position et éviterais à l’avenir de vous tenir informer si nos propositions littéraires ne s’y conforment pas.
Cordialement.
_______________________________________
L’histoire officielle s’arrête là. On n’a rien répondu.
Post scriptum
L'une d'entre nous a proposé la réponse suivante :
« Si les mots portent cette liberté, cette ouverture des frontières, au-delà d’un homme, d’une femme, d’un hétéro, d’une lesbienne, etc., invitez l'an prochain des lesbiennes, non pas écrivant hétéro mais écrivant lesbien, et faites-leur une promo d'enfer au nom de l'universel qu'elles représentent… »
Une autre a pensé à appliquer la méthode La Barbe à l’affaire « Marathon des mots hétéros ». Ça donne ça :
« Le Marathon des mots résiste encore à la lesbianisation. Mais il n’est pas épargnée par l’épidémie. Avec une moyenne effarante de presque 1% d’auteurs programmés, il se tient aux avant-postes de cette lamentable évolution. Les lesbiennes s’infiltrent aujourd’hui dans les festivals ; elles pourraient demain, si l’on n’y prend garde, les diriger tous ! »
ou
« Parfait ! Epatant ! Chapeau !
Vous avez su résister à la lesbianisation galopante de la culture en France : une seule auteure (attention c’est tout de même une brèche inquiétante) mais, ouf, un texte hétéro ! Bravo ! »
ou
« Une lesbienne s’est immiscée dans le programme du Marathon des mots. Précédent regrettable, car, en la matière, l’exception devient vite la règle. Demain, si vous n’y prenez garde, les lesbiennes constitueront la majorité des auteurs programmés. »