À
Toulouse : Du féminisme lesbien au lesbianisme féministe(*)
Mon histoire de lesbienne racontée à une lesbienne
qui avait 15 ans quand j'en avais 30
par
Jacqueline Julien,
Toulouse.
Début années 70. À Toulouse des femmes se réunissaient
dans un petit local, rue des Blanchers. Moi j'étais à l'étranger,
alors. Mes premières manifs de femmes, ce furent celles de Rome, piazza
Navona. En Occident on se croyait bien les premières à vouloir ça,
abattre les miradors d'où les mâles contrôlaient les femmes. On disait
qu'on allait libérer les femmes du camp. C'était beaucoup de travail
en vue. Mais on était très enthousiastes, partout le torchon brûlait(1),
on avait beaucoup d'idées. La méthode n'était pas scientifique comme
aujourd'hui, où tant de studieuses se sont fait spécialistes du corpus
de l'oppression. Car chacune était en soi un corpus. Ça faisait des
millions de corpus qui défilaient dans les rues, c'était beau à voir.
En plus on faisait la fête, après.
Mais
pourquoi as-tu fait revenir ton corpus à Toulouse ?
Parce
que c'est au sud, que la ville est belle et suffisamment grosse mais
surtout parce que j'y avais su par Brigitte Boucheron, elle-même installée
depuis peu, qu'il y avait un " groupe femmes ", que le MLAC(2)
battait son plein (B. avait appris à faire des avortements) et qu'il
y avait les homos du FHAR(3)
qui eux aussi battaient leur campagne (avec les filles) sur le front
des homosexualités. Tout ça me semblait donner bonne mine à cette
ville en France où il me fallait rentrer.
Et puis homosexualité : le mot est lancé.
Femme, dieu sait si j'entrais dans le critère Femme, ayant
finalement fait naître un enfant (et c'était un bébé en 75, j'avais
30 ans), mais mon " homosexualité " était désormais à revivre,
ce qui advint sans tarder. Voilà qui s'appelle un retour au pays.
Retour ?
En quelque sorte, puisque mon hétéronomie n'avait
été qu'un détour, pour ne pas dire détournement. Mon premier corps
avait été d'amour pour d'autres corps de filles, et il les avait aimés
de toute son âme ! Du moins comme on aime à 16-18 ans, dans une
solitude sociale où le seul lien culturel est humaniste, via le romantisme
attaché à l'Amour. Mais je n'étais sans doute pas assez " homosexuelle ",
et ne savais pas encore comment devenir lesbienne(4)
. En tout cas, à Toulouse, je rentrai enfin dans le vif du sujet,
le mien.
Il
y en avait beaucoup comme toi, dans le vif du sujet, au " groupe femmes
" de la rue des Blanchers ?
J'ai beau voir un visage surtout, une grande belle
rousse hétéro, assez leader dans son féminisme, et même en compétition
avec une autre leader (pas hétéro celle-là), j'ai beau nous revoir
assises en rond avec nos manteaux sur le dos dans ce local mal chauffé,
je ne vois rien que des filles vivre ensemble ou sur le point de le
vouloir.
Beaucoup
de lesbiennes féministes donc, à Toulouse ?
Mais
qui t'a parlé de lesbiennes ? On était des femmes, ma
chère, des femmes-qui-aimaient-des-femmes. À la rigueur on se disait
homos pour faire court, mais ça ne nous plaisait pas autant que de
se dire femmes, d'encenser dans ce mot de femmes tout ce qui
faisait la jouissance de notre préférence, de célébrer par ce mot-sésame
de " femmes " toute la beauté et la rage de nos luttes pour elles.
Pour
" elles " ?
Tu
mets l'accent sur notre double fond. Car dans cette " libération des
femmes " tous azimuts, n'étions-nous pas un peu azimutées, de nous
engager ainsi à corps perdu, sic, dans des manifestations pour
le droit à l'avortement ? On le faisait pour elles, oui, pour
" les femmes ". Mais puisque NOUS étions des femmes !
Ce qui nous cimentait, ce n'était évidemment pas l'urgence individuelle
d'un libre avortement - faible occurrence pour une lesbienne - mais
la nécessité d'attaquer par ce biais les prérogatives d'un système
politique d'oppression. Notre engagement était net et sans bavure,
précisément parce qu'il ne venait pas d'un " nous ", objets de
l'oppression, mais d'un " nous ", sujets révolutionnaires en
lutte contre les agents de cette oppression. Cela dit, nous n'en étions
pas à vouloir revendiquer une spécificité à notre train de vie. Notre
lesbianhood (et je fais exprès de donner ce mot anglo-saxon,
que nous cantonnions à la culture nord-américaine), notre vécu lesbien
se traduisait surtout par un sentiment irrépressible de supériorité
existentielle par rapport aux hétéros, sentiment qui dans sa… condescendance
nous faisait tenir psychologiquement (sinon politiquement) le haut
du pavé. C'est ainsi qu'il nous était épargné de nous sentir victimes
de lesbophobie (concept qui n'avait pas encore émergé). Et pourtant...
Et
pourtant ?
Comment traduire notre béatitude de provinciales,
peu enclines à entrer dans des tourmentes qu'on attribuait au parisianisme ?
(Parisianisme entendu comme une méchanceté spécifique dont nous aurions
été dépourvues, à Toulouse !) Comment expliquer que nous n'étions
ni Gouines Rouges, ni à Jussieu, ni comme, au Québec ou en Italie,
pressées de se poser et d'imposer (aux hétéros) un " séparatisme "
lesbien ? Le fait est qu'on fut plusieurs à vouloir créer un
cadre plus large et plus joli pour nos énergies encore neuves. En
76, je crois, on inventait la Maison des Femmes (encore " elles ")
de Toulouse. " On ", c'est-à-dire une grosse majorité
de " femmes " aimant... LES femmes.
Comment
s'exprimait cette " grosse majorité " ?
À défaut d'identification précise, elle se traduisait
comme toutes les légitimités de fait : par un " allant de soi
" assez totalitaire et, je répète, un fort sentiment de supériorité,
qui nous dispensait de la récrimination !
Mais
que faisiez-vous, à la Maison des FEMMES de Toulouse, qui vous fît
percevoir comme un nid de lesbiennes ? On ne disait pas goudous
à l'époque, et gouine était encore une insulte possible...
Là
encore nous étions doubles dans notre Je et dédoublées dans nos enjeux.
On (et je me place dans ce on) était encore imprégnées de la calamiteuse
" culture " groupusculaire de 68, donc héritières des rituels associatifs
procéduriers qui veulent que personne ne soit la cheffe (ou les cheffes),
mais que bien entendu certaines le soient (en tout cas perçues comme
telles), et qu'alors un système sanitaire de contrôle par Assemblées
Générales fasse en sorte que chacune se puisse croire associée aux
décisions fondamentales, comme de changer la boîte aux lettres ou
de réparer le frigo. Nous avions été cependant TOUTES d'accord (hétéros+homos)
pour rendre vivant ce lieu délabré et insalubre. Les unes affairées
à construire des banquettes (avec des traverses de chemin de fer qui
puaient le cambouis encore 5 ans après), les autres à coudre des coussins
à fleurettes, à gratter vieux papiers peints et crépis en vue de murs
de briques apparentes. Toutes d'accord pour y cuisiner des bouffes
d'enfer de tartes aux légumes et de ratatouille au pilpil, faire des
fêtes et même des réveillons, antidote avancée contre les méfaits
de la famille et les futurs désastres du cocooning.
Sur la question du terme même de femme/féminisme,
coexistaient deux tendances.
- La première avait le vent en poupe. C'était le versant naturaliste-essentialiste-différentialiste
de " femme is beautiful ", incroyable fourre-tout corporatiste
à la Luce Irigaray, avec retrouvailles des remèdes de nos ancêtres
les sorcières, introspection de nos menstrues par nous-mêmes, et saga
néo-mystique où la Lune était sûrement déesse : n'allions-nous
pas appeler notre revue La Lune rousse, avec son versant légèrement
maléfique ? (Nos textes y étaient d'ailleurs plus politiques
que poétiques.) La revue Sorcières relevait directement de
cette mouvance naturaliste de femellitude qui séduisait celles qui
réclamaient avant tout le droit à la " différence ".
- L'autre tendance, bien plus radicale, bataillait pour l'égalité.
Une évidence, dans un contexte d'infamie où absolument tout était
à conquérir, et finalement le reste encore, à l'échelle du monde.
Mais, je m'en suis rendu compte bien plus tard, l'égalitarisme restait
blessant pour l'ego. Puisque toujours en référence aux mecs. Lesbiennes
(même si, je le répète, nous ne nous sommes pas proclamées telles),
nous détestions sans complexe le monde des hommes, et on n'en avait
rien à foutre d'être " aussi égales qu'eux ". Valérie Solanas
incarnait avec Scum notre légitimité à les détester/éjecter.
N'avons-nous pas bombé les murs de Toulouse avec le fameux " Quand
les femmes s'aiment les hommes ne récoltent pas " ? Slogan aussi
pertinent que : " Une femme sans homme, c'est comme un poisson
sans bicyclette ". À cela près qu'il s'agissait de slogans potentiellement
lesbiens mais sans qu'apparaissent les lesbiennes ! Toujours
" les femmes " quoi.
Vous
mangiez donc à tous les râteliers ?
Oui, puisque être (des) femmes nous paraissait encore
obligatoire. Et nourrissant. Des Cahiers du Grif et des " Chroniques
du sexisme ordinaire " (dans Les Temps modernes) à Questions
féministes, un bon garde-manger. Oui mais. Il fallait lire des
livres pour nous trouver, lesbiennes. Ou lire l'anglais, ou l'italien,
ou aller au Québec, en Belgique ou en Suisse. Il n'y avait PAS de
revue lesbienne, avant 80, en France. Et quand Masques - sous-titre :
revue DES homosexualités - est paru, pour le coup, à l'orée de
ces années 80, la mixité (avec les mâles homos) ne nous a pas semblé
aussi inacceptable ni aussi menaçante qu'elle l'est aujourd'hui. Nous
allions pouvoir y trouver, " dans le tas ", des articles
contemporains français " d'attitude " lesbienne.
Lesbienne ?
Tu es sûre ? Tu viens encore de parler d'homosexualité.
C'est
toute la complexité de la Révélation par les écritures. Celle-ci prend
prétexte de tout, même de ce qui ne lui est pas tout à fait favorable.
Encore une fois, tout ce qui se passe avant les années 80,
pour les lesbiennes, est une lente évolution du Pléistocène au Néolithique.
Même si Le Corps lesbien, de Monique Wittig, était déjà sorti
en 73, rien dans l'environnement féministe même radical de Toulouse
ne nous permettait de graver dans la pierre une quelconque pensée
lesbienne séparatiste.
Les
Italiennes, elles, l'avaient fait, et faisaient beaucoup de bruit
avec la question du séparatisme. Et les Québécoises étaient plus en
avance sur l'horloge de l'évolution...
Oui.
Nous étions toulousaines, pas québécoises… De vraies retardées, en
somme, gâtées par l'opulence (ou le croyions-nous) de notre majorité
de fait. Concernant ma naissance, je dois dire qu'elle fut quand même
accélérée par l'émancipation de nos voisines italiennes. De Rome où
je revenais souvent pour raisons de travail, je rapportais des mots
qui fusaient comme des grenades en italien, identifiée enfin à ce
mot de lesbica qui m'habituait à me dire lesbienne, et non
plus femme-aimant-les femmes, ou, pire, " homo ". Et
puis tout de même, nous avions des atouts à la Maison des Femmes :
des têtes bien faites, une tradition de l'autonomie intellectuelle,
et tout compte fait, nous avions mis en œuvre depuis déjà pas mal
d'années la culture de non-mixité dans nos faits et gestes. À commencer
par le premier ciné-club de femmes, non mixte. Oui, bien avant ce
qui deviendra Cineffable et le festival de films lesbiens, et même
avant Créteil, nous nous étions offert de voir des films de femmes
dans un cinéma sans mixité, films dont quelques-uns à " sujet lesbien ".
Quant au schisme interne à Questions féministes,
il allait nous faire adopter une attitude particulière, à Toulouse :
de déni, assorti d'insupportation pour ce qui nous paraissait, à tort,
une bataille d'Hernani (cf. " parisianisme " !)(5).
Nous, on se voulait, on se voyait " en dehors de ça ". Fortes
de nos désirs ! Car dans cette Maison des Femmes, à Toulouse,
le " désir circulait ", c'est du moins ce qu'on aimait à dire,
comme si cela nous donnait la grâce d'une immunité particulière !
Mais à force, il y eut comme un malaise…
Rappel : à l'instar des gauchistes anti-capitalistes
qui avaient accusé les féministes de s'éparpiller dans une lutte "
secondaire " contre le patriarcat, d'affaiblir l'objectif premier
d'abattre le capital, certain féminisme exigeait bel et bien des lesbiennes
qu'elles ne " l'affaiblissent " pas dans des revendications elles
aussi... secondaires.
Et ce travail de sape du féminisme " primordial
" sur un lesbianisme " secondaire " (sans compter la mainmise de Psych
et Po sur le " MLF " ciblé tel un logo d'entreprise, depuis 79) eut
finalement ses effets aussi sur nous, dans une morosité progressive
où le mouvement des années 70 finit pas imploser, comme implosa la
Maison des Femmes de Toulouse en 81. À quoi il faut ajouter le phénomène
d'épuisement à tenir cette maison comme il est demandé aux
épouses de tenir leur intérieur. Cet intérieur féministe finissait
par être épuisé de projet extérieur visible, s'avérait une
impasse cache-sexe de notre émergence théorique/politique de lesbiennes.
(Cette expression de cache-sexe, pour signifier la pruderie
retorse qui voulait que les lesbiennes vivent " heureuses mais cachées ",
était de Brigitte Boucheron.)
Dans cette année 81, en dépit de l'explosion joyeuse
pour l'arrivée de la gauche, la fameuse circulation des désirs
ne se traduisait plus en énergie créatrice et motrice. Féministes,
nous l'étions et le serions toujours, mais lesbiennes radicales, nous
ne pouvions l'être encore. Grosse fatigue. De toute façon, à la Maison
des Femmes le proprio nous expulsait, le lieu déclaré insalubre allait
être fermé sur ordre municipal. Aujourd'hui, la résidence assez bourgeoise
qui l'a remplacé, en ce 19, rue des Couteliers, a également effacé
un lieu de mémoire un peu chagrin. Ne me restent que des prénoms,
comme n'avaient été que des prénoms la plupart des signataires des
textes et tracts militants des premières années. Prénoms évaporés
dans le cocooning des couples lassés de manifs et d'A.G., prénoms
des englouties dans leurs carrières professionnelles absorbantes.
Ou des disparues en vrai, et maudite soit leur mort qui nous prive
aujourd'hui d'en reparler ensemble : ainsi " Marie-France " (morte
en 1993), soit Marie-France Brive (et alors nom/prénom) qui osa imposer
la cause des femmes pour en faire sujet d'histoire à l'Université(6).
Aussi, que toutes celles dont le seul prénom m'est
encore cher et que je ne cite pas ici me pardonnent. Je ne fais pas
œuvre de compil mais d'évocation sensible donc subjective. Après la
fermeture de la MDF de Toulouse, le fait est que Brigitte et moi et
d'autres étions fatiguées, sais-tu par quoi ? Par la perte du
plaisir. Nous nous retrouvions dans une sinistrose dont on
ne voyait plus la fin.
La parution de Vlasta en 83 fut cependant
un véritable éclair. Cette revue-là n'était pas " des homosexualités ",
mais bien chevauchée lesbienne pur sang. Galop sauvage, amazonien,
enfin. Éclair, oui, sur ce que nous taisions depuis longtemps :
notre vertueuse (entendre orgueilleuse) disparition au nom
d'une lutte " globale femmes ". Toutefois, des textes seuls ne
font pas mouvement s'il n'y a pas, dejà, de vrai mouvement. Nous étions
trop fragmentées, à Toulouse comme partout.
Qui ne l'a pas vécu ne peut imaginer l'amertume
pétrie d'apathie qui s'est mise à régner en France, au bout de plusieurs
années Mitterand (et après la première euphorie), entre une gauche
caviar, des gouroutisées qui prétendaient incarner " le " MLF, des
mâles quadras effrontés style Bernard Tapie aux crocs de loups et
la montée hallucinatoire de Le Pen dans les têtes, puis les urnes(7).
Tout ce qui avait été objet de luttes, y compris " sociales ",
était bientôt taxé d'obsolète, de dépassé. La classe ouvrière
était dépassée. Le féminisme lui-même était " dépassé ", ministresse
ou pas du droit des femmes, en butte à un phallocratisme d'État, fût-il
de gauche, qu'elle sous-estima même si elle en fit les frais, ligotée
par l'hétérocratie et l'inexistence où nous étions nous-mêmes. Tout
ça n'aide pas à la modélisation politique d'une quelconque visibilité
lesbienne. Et les balles gagnantes de Navratilova, c'était un
peu court pour que nous nous sentions " représentées ". Années
noires d'une France rose bonbon bientôt lobotomisée.
Sur ce fond de somnolence dépressive, évidemment
assortie d'écœurement, que crois-tu qu'il se passât ? Un début
de repointage de nez du gay people, lui dans une euphorie très synchrone
avec les années fric du premier septennat mitterandien, une énergie
galvanisée par l'aura d'un ministre de la Culture, sous les auspices
d'une légitimité homo dépénalisée - bien sûr fort heureusement - et
tout ce qui fait l'air d'un temps : qui va de l'émergence de
l'esthétique baroque à l'affichage gay de quelques très doués dans
la haute couture, en passant par des revues pour pédés-seulement,
cette fois, comme Gai Pied qui étala vraiment ses muscles dans
les années 80 même s'il apparaissait dès 79. À l'aube du futur lobbying
commerçant du Marais, le Sida n'est pas encore vraiment là, limité
aux seuls États-Unis, dans un déni français confondant et qui se prolongea
un bon moment d'ailleurs.
À Toulouse, un autre local-femmes issu d'une autre
expulsion sanitaire mais surtout d'une autre mouvance, s'était réinstallé
dans un nouveau quartier en gardant le même nom de " La Gavine " (la
mouette, en occitan), et qui existe toujours, fidèlement non mixte.
Tandis qu'ascensionne le lobby gay, bientôt sans freins pour afficher
sa misogynie, que se déconfiture le féminisme, d'ailleurs ridiculisé
- et par les mecs, OK, mais par les jeunes femmes et filles elles-mêmes,
fuyant une génération plus tard tout label féministe comme une peste
moyenâgeuse -, que sont jugulées les plaintes sociales, et qu'aboie
Le Pen, et que la droite repasse aux élections de 86...
Lesbiennes
au secours, réveillez-vous !
Tu parles d'or. Mais tu connais les vieux couples,
même si tu es plus jeune que moi. Il leur faut la méga-crise pour
se désentraver. Une infidélité peut-être...
Or à Toulouse, nous avions, comme cadre du couple
féministe/lesbien, le bénévolat militant dans un lieu peu connu sinon
de notre poignée de déjà convaincues, aux objectifs pourtant politiquement
corrects mais désormais dépariés de leur… exultance ! Bref, on
aurait voulu briller de mille feux, et nous affirmer, allons, disons-le
cette fois, EN TANT QUE lesbiennes.
Séparatistes
alors ?
Pas dans le sens italien ou anglo-saxon du terme
car chaque pays a son histoire, donc sa géographie conflictuelle,
donc son vocabulaire. À Toulouse, le lit du conflit allait être circonscrit
dans le seul local qui vivotait encore dans la ville : La Gavine,
décrite plus haut de manière un peu sombre, j'en conviens. Alors,
voulions-nous conserver ce régime avec ouvertures vespérales et tours
de garde ouverture/fermeture pour réus fréquentées par 20-30 " femmes
" au mieux ?
À plusieurs, on aurait voulu aérer cet espace exigu,
l'agrandir dans un projet d'ouverture pignon sur rue (même si celle-ci
était peu passante), où la permanence serait permanente comme
dans n'importe quel lieu public. Un lieu où s'y retrouver ne serait
plus occulte mais offensif dans son affirmation anti-hétérosociale.
Aïe.
Eh
bien oui, aïe. C'est un peu comme si on avait revendiqué le droit
à la luxure dans un confessionnal. L'esprit associatif relève toujours,
on l'a souvent constaté, d'une sorte de macération. Il y règne un
appareil de contrôle très luthérien du débordement. Or le principe
de plaisir, par essence, est débordement.
Nous pouvions être lesbiennes à condition d'être
invisibles (non débordantes). Celles qui nous barrèrent cette faculté
de visibilité lesbienne, de débordement, du moins dans ce lieu-là,
étaient de pratique intime lesbienne, je tiens à le préciser. Mais
elles étaient avant tout des féministes. Dès lors que nous voulions
nous départir de ce label premier, c'est partir qu'il faudrait.
En
somme le " schisme " toulousain s'opéra entre lesbiennes ?
C'est
en tout cas une séparation pré-historique, qui se situe avant
que nos consciences vives d'aujourd'hui sachent repérer et nommer
les différentes formes de la lesbophobie (alors non couramment répertoriée,
comme je l'ai dit), lesbophobie y compris intériorisée, c'est le propre
de l'effet de l'oppression, par les lesbiennes elles-mêmes.
Ce
fut un séparatisme (puisqu'il y eut séparation de corps) entre lesbiennes
(premièrement revendiquées) et féministes (secondairement lesbiennes).
Le fait même de nous nommer lesbiennes " en premier " (ce qui aurait
dû qualifier automatiquement notre féminisme), ne pouvait que rendre
suspecte à leurs yeux notre capacité de combat féministe !
De
là à passer pour des traîtres ?
Fantasmatiquement,
oui. Et rien de plus tenace qu'un fantasme. Rien de plus outrageant
aussi, il faut le reconnaître, que persister et signer dans son principe
de plaisir. Nous fûmes donc sûrement outrageantes.
Fonder Bagdam, c'était bien retrouver la passion,
et susciter d'ailleurs bien des... vocations. Fonder Bagdam, c'était
enfin nous re-fonder, cette fois intègres, entre politique et vie
sociale, entre culture et politique. Et aussi fondre de plaisir. Certaines
y sont entrées... pour ce plaisir et y ont découvert LE politique.
D'autres, qui n'y sont jamais entrées en raison du soi-disant vide
de politique, n'allaient évidemment pas y trouver du plaisir.
Mais
pourquoi parles-tu du plaisir tout le temps ? C'est pas drôle
d'être lesbienne, en tout cas pour certaines, et pourquoi le plaisir
aurait-il dû être plus fort... que la réalité du viol par exemple ?
Parce
qui s'aime bien châtie bien ! Comment poursuivre notre
lutte contre le patriarcat et saper le système hétérosocial qui en
est l'outil, sans être sûres de nos forces ? Or qu'est-ce qui
donne la force, si ce n'est la fierté (l'amour de soi) ? Qu'est-ce
qui donne l'énergie de la construction théorique, si ce n'est le plaisir
de qui on est, celui des choix de vie qu'on a faits, envers et contre
tout(es) ?
C'est
ça qui vous a été reproché, en plus d'être des commerçantes ?
Sans
doute, dans la rhétorique d'une diabolisation, dont on se fichait
d'ailleurs éperdument. Notre légitimité, je dirais existentielle,
se voulait sans entraves, ni soumise à un quelconque diktat de pureté
féministe.
Quant à être commerçantes, oui, si l'on tient pour
négligeable de tenir un lieu public ouvertement anti-(hétéro)sexiste !
Oui, si l'on considère toujours l'affirmation de notre autonomie de
pensée comme secondaire. Et là je parle aussi de notre autonomie par
rapport aux homos mecs. PAS UN MEC À BAGDAM donc PAS d'HOMOS. (Au
grand dam des pédés naturellement, et de leurs petites amies, très
lancinantes sur ce point, surtout au début.) Un deuxième impératif
était d'éjecter toute porteuse de discours raciste donc fasciste.
Nous
sommes loin du féminisme. Où en était le " mouvement des femmes " ?
À
la fac !
J'exagère. Mais le début des années 90 confirme
d'une part un backlash sévère, un retour de bâton sur fond de paralysie
mitterandienne (j'insiste), avec retour de la droite (pour couronner),
et voit d'autre part l'émergence, enfin, d'une éclatante visibilité
lesbienne. Bagdam Cafée a ouvert en 89 (qui sonne comme les décimales
d'une révolution), et fut le premier et longtemps seul lieu
lesbien public non mixte en France. Mais bien vite, une galaxie d'associations
déjà existantes se firent connaître, bien relayées par les infos de
Lesbia qui alors tournait à plein régime (les premiers timides
numéros étaient sortis en 82).
Pendant ce temps le féminisme " pur ", lui,
a évolué en approfondissant les " rapports sociaux de sexe " et/ou
les " études de genre ". Toulouse, comme je l'ai dit, avait été
leader dans ce domaine, à la fac. N'oublions pas, pour nuancer mon
attribution d'institutionnalisation, que le fameux colloque féministe
de Toulouse en 82 était encore de facture militante. Car il
en fallait, du culot, pour imposer l'idée d'une qualité scientifique
à une recherche considérée, par la mâlitude universitaire, comme militante
(donc non crédible), et d'ainsi faire entrer le féminisme dans
le rang des sciences sociales, à l'intérieur d'un pays aussi macho
que la France. Les mâles avaient " raison " : c'était et ce devrait
être encore un fait militant que de chercher, dévoiler, dépecer -
scientifiquement - les rapports de pouvoir constituant les sexes.
À condition que les opportunistes de tout poil ne s'en mêlent pas,
ce qui n'a pas manqué de se produire (cf. loups dans la bergerie,
et leurs servantes). Quoi qu'il en soit, si Toulouse et son groupe
Simone a enclenché le processus des études féministes, c'est bien
que le féminisme était prêt à passer de la rue à l'Université. Fatigué
de manifs, il était peut-être mûr pour s'asseoir sur les bancs de
l'histoire. Quant aux faits et gestes du lesbianisme...
Eh
bien tu vois, eux aussi sont entrés à la fac !
Par
la petite porte et tu le sais. PAS de lesbienne politique en séance
plénière dans le colloque 2002 de Toulouse, " Résistances,
ruptures, utopies " (?). Mais quand même un atelier lesbien, parce
que proposé par une lesbienne dans la place. Les universitaires d'aujourd'hui
ne peuvent plus risquer de refuser la participation des lesbiennes,
mais n'iront jamais elles-mêmes nous chercher ! Enfin, malgré
ce siège étrange, de strapontin, peu ou mal financé (Bagdam en tant
qu'association a d'ailleurs participé à certains frais de voyage -
6 sur 19), nous avons accepté de nous asseoir dans le cadre de ce
colloque francophone. Le principe de plaisir, peut-être, encore… Dont
celui de retrouver la plupart de celles qui étaient déjà à Toulouse
en avril pour le (3ème) colloque international d'études lesbiennes(8)
de Bagdam Espace lesbien.
Justement,
revenons à Bagdam. Elles étaient venues à Bagdam Cafée, les icelles
du groupe Simone(9)
enseignant à la fac ?
Les
premières années, non. Peut-être qu'elles n'étaient pas nées !
Elles sont souvent jeunes, et depuis sont très occupées par leurs
cours, parfois par de jeunes enfants à élever. Mais chaque fois qu'elles
sont venues, c'était très amical. Quant aux féministes militantes
de La Gavine, il a fallu qu'elles s'habituent à notre longévité pour
nous considérer quand même comme des croyantes, quoique toujours immergées
dans le péché. Quand elles ont commencé à se risquer à entrer pour
des soirées bagdamiennes particulières, par exemple des concerts de
nature œcuménique, eh bien c'est Bagdam qui a dû fermer (en 99) !
Là encore, éjectées par un propriétaire, mais surtout à nouveau fatiguées.
J'avais
cru que c'était que du plaisir...
J'ai
dit aussi que le plaisir est débordement. Or la routine d'une formule
éprouvée finit par enfermer dans un cadre. De là à étouffer... Aux
énergies physiques des cinq ou six premières années avait peu à peu
succédé une lourdeur, d'ailleurs bien fatigante pour celles qui s'occupaient
du lieu concrètement. Et quand la fatigue est revendiquée pour ne
pas faire l'amour, c'est qu'il y a panne de désir. Or le radicalisme
ne peut se figer dans une formule. Il est d'ailleurs curieux qu'un
lieu physique ait pu finir par brimer nos énergies intellectuelles.
C'était pourtant une grosse affaire, que cette visibilité physique,
donc la possibilité d'accueil physique des lesbiennes invisibles...
C'est bien ce " café " entretenu par Sylviane Francesconi (salariée)
qui avait, dans une superbe synergie, alimenté la fougue politique
et ontologique du lieu. Sauf que " l'alimentaire " (la pure consommation...
de boissons) narguait le politique donc le plaisir du politique
ou de la culture. L'alimentaire en question entretenait d'ailleurs
à grand peine nos finances, et d'autres lieux ouverts aux lesbiennes
plus jeunes, dans leur nouveauté, rendait le café Bagdam, allons,
disons-le, un peu " fatigué " lui aussi. Les murs eux-mêmes étaient
fatigués, et cela nous était reproché.
Donc
soulagement d'un poids, la fermeture ?
Avant d'être soulagement, d'ailleurs pour toujours
teinté de regret, ce fut la rude entreprise du deuil. Bagdam Cafée
(le lieu Bagdam) avait tant représenté pour les lesbiennes, non seulement
de Toulouse et sa région, mais en France et à l'étranger... C'était
un tel roc, un tel symbole de notre émergence politique sur la place
publique. Rien à faire : on se mettait à la porte de nous-mêmes,
cette fois.
Pas
tant que ça, avec la recréation de Bagdam ESPACE lesbien.
Encore
un processus de dépassement des limites. L'espace concret nous manque
très fort encore, parfois. Cependant l'évolution de Bagdam Cafée en
Bagdam Espace lesbien est due à l'évolution théorique de notre vision
radicale sur le monde. Elle matérialise cette fois dans un espace
mental - par définition non limité ni fermé entre 4 murs -,
les besoins de nombreuses lesbiennes politiques d'aujourd'hui :
un échange continuel de nos mémoires-savoirs, de nos recherches internationales,
auxquelles nous pouvons donner des rendez-vous réguliers (comme justement
nos trois premiers colloques d'études de 2000 à 2002, une revue d'études
lesbiennes, et une " École des lesbiennes " à partir de janvier 2003).
Sachant que le reste du temps nous vivons, communiquons, non plus
à l'échelle du seul territoire national mais du monde, via Internet
entre autres.
Il n'empêche : nos vies privées souffrent de
ne plus avoir un Bagdam Cafée où s'éclater dans l'imprévu. Nous sommes
entrées dans l'âge où pour nous voir, il faut le prévoir, et donc
nous inscrire dans un agenda.
À l'exception de La Gavine qui reste fidèle à la
non-mixité, et avec laquelle s'est opérée maintenant une bonne circulation
de compétences respectives, les autres lieux possibles pour les lesbiennes
à Toulouse sont maintenant mixtes. On a gagné en crédibilité politique,
mais perdu en énergie juvénile locale. Nous ne transporterions plus
des traverses de chemin de fer pour en faire nos banquettes, où asseoir
nos petits culs fatigués autour d'une ratatouille au pilpil !
En revanche, nous nous sommes assises aux franges
d'un colloque féministe. Nous savons combien cette " assise " fut
provisoire, et conjoncturelle. Mais notre espace (lesbien) est ailleurs...
Alors, souhaitons-nous que cet espace, cet ailleurs,
encore vaste comme l'infini théorique que l'on arpente, ne se dilue
pas dans nos morts, ni ne finisse écrabouillé par la mondialisation
de la médiocrité, du fascisme, en somme de la guerre et du football
des hommes.
Une
dernière requête, en post-scriptum, et a posteriori : féministes,
hétéroféministes, que n'avez-vous osé, quand il vous était loisible
de le faire (années 70-80), crier " Nous sommes toutes des lesbiennes ",
plutôt que de vous en défendre, en nous fuyant, croyant ainsi mieux
être acceptées par les institutions du pouvoir mâle que vous étiez
censées abattre ? Nous n'aurons donc jamais été vos " juives
allemandes(10) ".
Dommage.
Pour vous ?
Notes :
* La balance des
mots du titre contient un pléonasme dont je suis consciente :
le lesbianisme ne peut être que féministe, dans le sens où l'entend
une lesbienne, non pas par essence, mais par choix : car une
lesbienne se situe radicalement dans le combat de tout ce qui opprime
les femmes, à commencer par l'obligation à l'hétérosexualité qui et
que génère le système politique d'oppression patriarcal.
Quant au féminisme, je laisse à l'appréciation de chacune s'il ne
peut être que lesbien !
1 - Allusion au périodique Le Torchon brûle,
qui sortit en 1971 en France, aussi drôle que rageur, monument historique
de première nécessité.
2 - Mouvement pour la liberté de l'avortement
et de la contraception.
3 - Front homosexuel d'action révolutionnaire.
4 - Jacqueline Julien, " Est-ce
qu'on naît lesbienne ou est-ce qu'on le devient ? ", in
Espace lesbien, Actes du 3e Colloque international d'Études
lesbiennes, n° 3, Bagdam Espace Édition, Toulouse, sept. 2002.
5 - Dans son dossier " Lesbiennes vs hétérosexuelles
ou hétéro-féminisme vs lesbianisme radical ? ", la revue
Amazones d'hier lesbiennes d'aujourd'hui (AHLA, Montréal,
vol. 1, n° 1, juin 1982, pp. 14-44) a publié les principaux tracts
et lettres de 1980-81 attestant des débats et événements politiques
au sein du mouvement, ainsi qu'un rappel du contexte québécois.
6 - Un chemin d'ailleurs non pavé de roses, pour
Marie-France Brive, que de créer ce département d'Études féministes
de Toulouse (premier en France), le " groupe Simone " ; mais
elle avait la ténacité intellectuelle, l'inspiration des modèles anglo-saxons
très en avance sur les français, et l'intuition d'une historienne
pour qui le contenant universitaire était un réceptacle possible de
la mémoire des faits et gestes des mouvements de femmes.
7 - En 1986, le Front national allait obtenir
plus de 11 % des voix dans plus de 20 départements, de 8 à 11 % dans
31 autres. Naturellement, ce " soudain " succès aux législatives ne
venait pas de nulle part. L'extrême-droite avec ses nervis de " Laissez-les
vivre " (dès 70, avec commandos anti-IVG) et ses " penseurs " de la
Nouvelle droite culturelle (dès 68, avec entre autres la revue Nouvelle
École) s'inscrivent dans une tradition fascistoïde bien ancrée
en France (misogynie, lesbophobie, homophobie, racisme/antisémitisme :
haines obsessionnelles de rigueur).
8 - Cf. Actes du 3ème Colloque international d'Études
lesbiennes, " Le sexe sur le bout de la langue ",
in Espace lesbien, n° 3, op. cit.
9 - Nota Bene : Les Simone rebaptisées
Sagesse…
10 - Allusion à la décision spontanée de crier
" Nous sommes tous des juifs allemands " pendant les manifs de Mai
68, lorsque Daniel Cohn-Bendit, arrêté en tant que " meneur " (de
troubles), fut qualifié de " juif allemand " par certaine presse.
Le slogan peut être critiqué sur le fond mais reste significatif d'une
solidarité, dans la forme. Les lesbiennes n'auront pas eu l'honneur
d'une telle empathie anti-norme de la part des hétéroféministes, que
les machos de tout bord, peu soucieux de faire le tri entre les pratiques,
ont traité de gouines, et bien sûr de mal baisées. Ô rhétorique de
la phallitude…
Jacqueline
Julien