Brigitte Boucheron
Mail à Ludi sur la mixité
écrit en mai 2008, au lendemain d'une sortie de groupe,
riche en plaisir et en discussions
Ludi hello
Je continue, si tu veux bien, notre conversation d’hier.
Je voudrais développer deux notions qui me paraissent essentielles : notre intérêt et notre plaisir.
I. Notre intérêt
À quoi sert la mixité pour le devenir lesbienne, pour notre déconstruction > construction ?
Quel + les hommes, les échanges avec eux, dans une pratique militante ou non, apportent-ils à la pensée lesbienne ? Autrement dit, à quoi nous servent-ils ? En quoi enrichissent-ils la pensée lesbienne ? Qu’inventent-ils pour les lesbiennes que les lesbiennes n’aient pas inventé ? RIEN.
En tant qu’élevées femmes (don de soi, oubli de soi, sacrifice de soi, servir tout le monde avant soi, ne pas dire non aux désirs des élevés hommes), notre premier réflexe de déconstruction doit être de travailler d’abord et avant tout pour nous, en toute légitimité et loin de toute culpabilité, de traquer en nous-même le conditionnement qui ne demande qu’à ressurgir (ne jamais sous-estimer la puissance en nous de la pensée dominante : elle nous a constitué depuis notre naissance). Nous devons être vigilantes en permanence à tout ce qui pourrait nous faire régresser, replonger dans le service et la secondarisation. L’organisation des festivals LGBT est une flagrante illustration de cette régression : le plus souvent, ce sont des lesbiennes qui organisent et jamais elles n’imposent la parité, ce qui donne par exemple à Toulouse en 2008, sur 13 séances, 7 pour les gays, 2 pour les trans, 1 pour une problématique mixte, 3 pour les lesbiennes. Travailler avec les hommes revient à travailler pour les hommes.
Je pense profondément, comme je te l’ai dit hier, que fréquenter les hommes nous empêche de penser lesbien, nous fait perdre du temps dans notre devenir lesbienne, dans notre chemin pour arriver au plus près de nous-mêmes, de nos véritables désirs. Et mon hypothèse sur l’injonction actuelle à la mixité, doublée de l’apparition de la trilogie mariage/famille/enfant chez les lesbiennes durant cette décennie 2000 est précisément de l’ordre du « retour à l’étable ».
La mixité nous éloigne de nous-mêmes absolument.
Notre intérêt n’est pas celui des hommes
Dans leur immense majorité, les hommes n’ont aucun intérêt à la transformation radicale des rapports hommes/femmes. C’est un fait objectif : seules les dominées ont intérêt au changement, les dominants n’ont aucun intérêt à perdre leur statut de dominant. Ça tombe sous le sens. Tout va bien tant qu’il s’agit de proférer de belles paroles, mais quand les choses deviennent « sérieuses », c’est-à-dire quand il faut passer de la théorie à la pratique ou quand il y a des enjeux de pouvoir, les masques tombent.
Depuis l’apparition du MLF, on peut estimer à des centaines de milliers le nombre de femmes et de lesbiennes qui ont consacré et consacrent toujours leur vie à la transformation des rapports hommes/femmes. Combien d’hommes y ont consacré, y consacrent leur vie ? Je n’en connais que deux : l’un est Martin Dufresne, canadien, et il vit dans une grande solitude, me semble-t-il, l’autre était Léo Thiers-Vidal, mort en 2007 à 37 ans. Tu peux avoir une idée de ce qu’il écrit sur http://1libertaire.free.fr/leovidal.html : De l'indignation sélective des mecs anars... en général. C’était un grand ennemi de Welzer-Lang.
The signe qu’un homme est réellement du côté des femmes et des lesbiennes c’est précisément qu’il trouve normal, incontournable, la non-mixité. Ceux qui n’acceptent pas l’indépendance des lesbiennes et des femmes signent ipso facto leur certificat de machisme épais et négationniste : les mêmes ne contestent pas le droit de réunion et d’expression des Noirs, des Arméniens, des Juifs, des Arabes, des Latinos et tutti quanti, parce qu’il ne leur vient pas à l’idée de contester les dommages subis par ces groupes humains. Visiblement, pour eux, il n’y a pas de si grands dommages du côté des femmes. J’appelle ça du négationnisme.
En fait, pourquoi les hommes ne supportent-ils pas notre indépendance ? Pourquoi ces violentes réactions ? Explication : ça met en échec leur domination. Je n’en trouve pas d’autres. C’est pourquoi je ne leur fais aucune confiance. Les hommes sont mes ennemis politiques, qu’ils soient passifs (ceux qui profitent tranquillement de leur statut de dominants, sans en rajouter, mais sans jamais être déloyaux à leur classe de sexe) ou actifs (ceux qui agissent pour conserver leur pouvoir). Que je sache, aucun auteur gay n’a écrit : « Les gays ne sont pas des hommes. » « Homme est un concept irrécupérable. » Il n’y a pas d’équivalent de Wittig chez les penseurs gays.
Les hommes ne me servent à rien, sinon de repoussoir.
II. Notre plaisir
La non-mixité est d’abord pour moi, du PLAISIR ! Bagdam est Bagdam parce que le plaisir est le cœur palpitant de nos valeurs : d’abord et avant tout, se faire plaisir. Et la compagnie des élevés hommes ne me donne pas de plaisir. Pourquoi rechercher la compagnie de personnes qui ne me donnent PAS de plaisir ? C’est du simple bon sens. Tu vois, hier j’ai passé une délicieuse journée entourée de lesbiennes politiques (ben oui, quand même, être lesbienne ne suffit pas en soi et ne donne pas la science infuse, ni l’humour ni l’intelligence dont j’ai besoin pour vivre). J’ai pu être lesbienne non stop, à 100 %, j’ai pu parler lesbien non stop, à 100 %, aucun frein, aucune censure, et le plaisir de vos sourires, de vos rires, de vos pensées, de vos projets, de vos vies. N’en déplaise aux pourfendeuses d’essentialisme, je puise mes forces et mon plaisir chez les femelles de l’espèce, chez les élevées femmes qui pensent lesbien.
Et je pense à cet extrait d’une lettre de Marguerite Yourcenar à Natalie Barney : « Je me suis dit que vous aviez eu la chance de vivre à une époque où la notion de plaisir restait une notion civilisatrice (elle ne l’est plus aujourd’hui) ; je vous ai particulièrement su gré d’avoir échappé aux grippes intellectuelles de ce demi-siècle*, de n’avoir été ni psychanalysée, ni existentialiste, ni occupée d’accomplir des actes gratuits, mais d’être restée fidèle à l’évidence de votre esprit, de vos sens, voire de votre bon sens. »
Il faut savoir rester sourdes à nos propres « grippes intellectuelles ».
Et tiens encore une autre citation, de Renée Vivien (vers 1900) :
« Je ne les aime ni ne les déteste. Je leur en veux d’avoir fait beaucoup de mal aux femmes. Ce sont des adversaires politiques que je me plais à injurier pour les besoins de la cause. Hors du champ de bataille des idées, ils me sont inconnus et indifférents. »
Et je termine par cette phrase de Michèle Causse, qui s’impose dans un développement sur mixité/non-mixité :
« Sortir de l’apartheid c’est engager une guerre de sécession. »
* Yourcenar écrit ça dans les années 50.