L’insoutenable visibilité
de l’être
par Jacqueline Julien
Colloque Visibilité/invisibilité
des lesbiennes,
organisé par la Coordination lesbienne en France (CLF), 19
mai 2007, hôtel de ville de Paris.
Actes en vente
• À la librairie Violette & Co, 102, rue de
Charonne 75011 Paris.
• Par correspondance auprès de la Coordination
lesbienne en France,
en adressant un chèque libellé à l’ordre
de la CLF de 13 euros (10 + 3 pour frais de port) à :
CLF c/o CQFD
37, avenue Pasteur
93100 Montreuil |
Ce que nous avons sous les yeux, nous ne le voyons pas
– pas même lorsqu’on appartient à la classe
asservie.
Colette Guillaumin(1)
Dans un contexte d’invisibilité quasi obligatoire
et de domination masculine généralisée(2),
j’aimerais définir dans quelles conditions la Visibilité-lesbienne
a pu ou pourrait (quand cela est voulu par certaines) se
manifester dans la cité.
Et, au fait, quelle visibilité voulons-nous et pour quoi
faire ?
Postulat : en tout lieu et de tout temps
la société blanche formatée hétéro
a prévu l’éjection de ce qui n’est pas calibré
par elle. Stratégie numéro un – et cela chez tout
majoritaire : l’effacement du minoritaire. Quel que soit l’élément
allogène à escamoter – pour la pureté de
la race ou de « l’identité nationale »
(no comment), le tracé des frontières, le maintien
et la surveillance du marché d’échange des biens
(dont femmes et enfants), la transmission de l’héritage,
le contrôle des sexualités et des mentalités,
etc., il s’agit de garder intact le périmètre
du pouvoir, il s’agit de préserver la primauté
territoriale de la domination. (Je parle en particulier du territoire
du discours.)
Cette primauté a aussi pour but
et pour effet, cela est évident, que le dominant se sente bien
chez-soi chez lui. D’ailleurs ce chez-soi de l’hétéronormé
est considéré – par lui – comme habitat
légitime et lieu d’origine. De là à
le considérer comme originel, principiel donc naturel, il n’y
a aucun pas à faire.
Cet étalonnage s’étant
imposé en force pour une forme de nature, vous ne
trouverez rien dans la pyramide hétérosociale qui puisse
soutenir une quelconque « forme » lesbienne. (Et
ici je parle en termes de volumétrie, d’architecture
de la pensée.)
N’oublions jamais que ce que nous
appelons complaisamment Visibilité-lesbienne reste pour le
régime général hétérolambda une
quasi-invisibilité. Il s’ensuit que l’être
lesbienne, en tant que non conforme à la forme occupe,
selon les lois de la physique androcentrée, une position doublement
insoutenable. 1) Peut-on en effet soutenir la transparence,
étayer l’invisible ? 2) Insoutenable, en outre, et cette
fois dans le sens courant du mot : insupportable.
La contradiction ne vous aura pas échappé.
Elle traduit une tactique ordinaire d’un système coercitif
: mixer le déni et l’opprobre. Ignorer et faire ignorer,
mais faire savoir que ce qu’on veut ignorer est ignoble (abject,
scandaleux, ridicule…)(3).
Mais je ne m’attarderai pas dans
l’angle sociétal de la gynophobie lesbophobique. Nous
y sommes rompues, historiquement. Je préfère m’approcher
du point de vue de la « lesbienne inconnue », celle
qui gît sous la stèle du placard(4)
extérieur. (J’ai bien dit extérieur,
celui qui nous enferme dehors.) Je poserai aussi que je suis moi-même
cette lesbienne invisible car insoutenable, aux deux sens
que j’ai donnés : bien que visible [pour mes copines,
pour mon boucher, pour quelques émissions de télé
et pour quelques andros(5)
de ma vie courante et militante], ma NON-visibilité saute aux
yeux, si je puis dire, dans le territoire du logos, où j’ai
tout en effet de la « lesbienne inconnue ». Mais aussi,
et dans ce cas c’est du concret : insupportable –
en particulier pour le pape et les masses de sécateurs religieux
allumés fanatiques. J’ajoute que, sinon rare exception,
je suis également insupportable aux andros de la vie courante
à peine nommés, et assurément à Guillaume
Durand(6).
Être chez-soi chez eux
?
J’en viens à la définition
du lieu d’appartenance – qui serait le lieu où
l’on peut se dire « soi » et qu’on peut définir
« sien » – et qui est toujours lié au concept
d’« étranger ».
Le problème que doit constamment
régler le dominant (celui qui se sent bien chez-soi chez lui),
c’est : que faire de ces étranger-e-s, de ces invisibles
sortis de là d’où Lui n’attendait personne,
ces dites « minorités sexuelles » qui ont
déboulé sur son territoire comme si c’était
chez eux ?
Vite, les parquer dans des locaux, appelés
lieux d’accueil.
Question : à quel espace (à
quelle fierté) peut prétendre une lesbienne dont le
chez-soi n’est pas son chez elle, dont le domaine est limité
à ce local de transit ? (Avec seuil de tolérance –
et je parle maintenant d’espace mental : sémiologique,
politique, affectif…). En fait d’Espace : un préfabriqué
où, en qualité d’hébergée, elle
devra se constituer comme étrangère chez-soi.
C’est cette notion empruntée à Toni Morrison(7)
qui va être le premier fil arraché à l’écheveau
de nos invisibilités et que j’ai personnifiée
plus haut dans la « lesbienne inconnue » (car en advenir).
Continuant à filer la métaphore
du pavillon des cancéreux : la-lesbienne(8),
à l’instar de la-femme qu’on veut qu’elle
soit, tout de mêêême, mais tout comme les
pédés, les trans- et autres barbaresques (vus bien sûr
du piédestal du dominant), est donc casée à la
va comme je te pousse sur la propriété du maître
(Qui est un bon maître, qui ne zigouille pas forcément,
nous sommes une démocratie moi Monsieur.) Décor post-colonial
minimaliste, peint aux mêmes couleurs que la case Intégration
des migrants, pavillon Phénix à l’écart
du bâti principal de l’hétéroblanc concentrique
: c’est la Maison de Tolérance.
J’aimerais alors en géographe
établir la cartographie des ramifications mentales qu’a
pu engendrer en nous ce vivre en étrangères chez-soi
chez eux, les hétéroandros.
Cette cartographie s’étend
en réalité à tous les domaines de la pensée
et de la recherche. Elle fait œuvre d’historiennes et d’anthropologues,
de linguistes et de philosophes, d’archivistes et de sociologues,
et naturellement d’écrivains et d’artistes. Un
énorme corpus, par conséquent, mais d’auteures
jamais citées, rarement traduites, publiées homéopathiquement,
exposées par exception ou sitôt remisées. En somme
d’autres « lesbiennes inconnues « qui ne nous sont
accessibles que lorsqu’on sait où les chercher, lorsqu’on
a la volonté de les trouver et de faire partager leur
travail et leur œuvre (comme lors de rencontres et colloques
d’études, dont ceux de Toulouse(9)),
mais édifices absolument transparents, au sens d’in-visibles,
dans l’épais corpus hétérosocial.
Je formule alors ces autres questions,
stratégiques, à partir d’une optique de combat
:
- Doit-on tenter de transformer un lieu
d’accueil pour minoritaires, ce périmètre balisé
par le dominant, pour en faire notre propre lieu d’origine
?
- L’obtention d’une visibilité
généralisée et, pourrait-on dire, « normalisée »
– jusqu’ici la plus éclatante de nos mires, apparemment
la plus qualifiante pour nous croire exister en soi chez-soi –
est-elle la promesse d’une réelle légitimité
du territoire obtenu ?
Mais où est-on
chez soi ?
La société majoritaire,
quand elle se pique de ne pas être trop frappée (d’intégrismes
d’État, de fascismes indécrottables), est assez
habile pour prévoir des seuils, dits justement de tolérance.
Elle PEUT donc intégrer des petit bouts d’étrangeté,
des morceaux d’ab-Norme : gouine-pédé-trans-migrant
(et à condition qu’ils causent dans la langue du Maître).
Si la lesbienne (la-lesbienne !) n’a
pas gagné de vrai chez-soi, son chez elle est bien toujours
un chez eux. Elle est donc toujours hors de soi. Cela a de quoi la
mettre hors d’elle ! (Je parle bien sûr de fureur pour
celles qui consomment cet ingrédient). Cette lesbienne extra-muros,
donc hors d’elle a d’ailleurs toute raison de l’être
puisque, je viens de le dire, elle n’occupe avec ses copines,
autres lesbiennes inconnues, aucun « lieu d’origine ».
Quant au logos… il est toujours
blindé dans la langue de la domination(10).
La Visibilité-lesbienne ne l’a pas fait trembler d’un
iota.
Allons : il y a quelques compensations
: ne pas être vues, connues ni reconnues dans le discours du
majoritaire ne les empêche pas, les lesbiennes inconnues, de
se voir elles, de rendre visite aux autres lesbiennes inconnues, voire
de se voir beaucoup entre elles pour toute raison et en toute saison.
Paradoxe : voilà que des consœurs,
celles-ci vraiment NON visibles, à la recherche d’autres
consœurs via petites annonces sur Lesbia ou sur internet,
vont préciser que leur objet de désir ne doit pas faire
partie du « ghetto » (La formule « ghetto s’abstenir »
ponctuant la liste des qualités requises pour l’impétrante
a encore, semble-t-il, de beaux jours devant elle.)
Or, que nous sachions, un ghetto a été
inventé pour isoler, séparer et si possible faire disparaître
cette fois pour de bon qui y est enfermé-e de force.
Et voilà qu’est désigné « ghetto
» une masse (d’ailleurs floue) de lesbiennes qui vont
et viennent au grand jour, se montrent et se fréquentent à
haute fréquence. Eh bien, c’est comme ça, le couperet
est tombé : « Ghetto s’abstenir » suffit
à disqualifier toute aspirante (ne serait-ce que pour des randonnées
en Auvergne) qui révélerait sa honteuse et insupportable
appartenance au ghetto.
Le comble, c’est que l’exil
intérieur et volontaire de ces lesbiennes qui se croient
chez elles partout (au point de ne pas sortir de chez elles), leur
fait apparaître comme des enfermées (dans un ghetto)
celles qui justement sortent, font du bruit et s’ébrouent
dans le « milieu » lesbien.
Milieu ? Mais où se situerait-il,
notre juste milieu lesbien ? Pour répondre, il faudrait
avoir une claire idée de ce que serait notre Centre. Un centre
conçu, et à bâtir, j’y reviens, comme lieu
d’origine, non plus simple placard où ranger les habitus
du proprio légitime – vie de couple, mariage ou pacsage
et pourquoi pas, quand le Maître-des-Lieux a les idées
(vraiment) larges, un tas d’enfants alignés sur une banquette
rajoutée pour eux.
Mais là n’est pas mon sujet.
Dans ce mâle monde qui gynocide à tout va et dont même
la seule classe autonommée « intellectuelle »
continue de faire des féministes une classe de parias et/ou
de ridicules ringardes, à quoi ressemblerait bien ce chez-soi
lesbien, aussi VISIBLE et non négociable que peut l’être…
notre corps ? « Notre corps nous-mêmes », disions-nous
si bien, dans les brûlantes années 70. Est-ce aujourd’hui
indécent d’en appeler à lui ? Car enfin ce corps
d’humaine, quelle qu’ait été sa sexision(11)
en femelle, ne reste-t-il pas le lieu fondamental, l’ultime
– parce que premier – lieu d’origine ?
À ce titre, redisons que rapporter
nos corps sur la scène politique majoritaire a été
un défi crucial et, si l’on y repense, une provoc’
qui continue d’être géniale, compte tenu
que l’histoire lesbienne continue d’être
vécue par l’hétérodominant et tous les
fondamentalistes comme une histoire obscène. 1) Parce
qu’elle met en scène de la sexualité entre femmes
(et je ne vais pas reparler de la reine Victoria). 2) Parce que cette
HERstory lesbienne devrait et aurait dû, à la lettre
et selon l’étymologie d’ob-scène(12),
rester « hors-scène ».
Toutefois, le concept d’un chez-soi
ne saurait se limiter aux limites du corps. Notre corps n’est
pas un abri antiandroïque : fût-il désirant/désiré,
et justement pour cela, il reste très exposé. Notre
corps est l’homologie de notre Texte. Tout comme notre corps
– on ne le sait que trop –, ce Texte lesbien est minoritaire
et, cela s’entend, minoré. N’oublions pas ce qu’affirmait
Wittig : « Un texte écrit par un écrivain minoritaire
n’est efficace que s’il réussit à rendre
universel un point de vue minoritaire. » (…) Or, «
historiquement, le sujet minoritaire peut se disperser en bien des
centres, il est par force dé-centré, a-centré
»(13).
Donc, si nous ne possédons pas
encore ce vrai chez-soi lesbien, avec point de vue universel, si nous
n’avons pas encore bâti ce « centre » (même
dé-centré) de légitimité, peut-être
qu’en effet ce « chez nous » grosso modo aménagé
chez eux, bricolé à coup de justes-revendications, s’est-il
bel et bien converti en « ghetto ». Certes, nous avons
le droit d’aller et venir, mais tout atteste notre mobilité
réduite, amoindrie par le statut permanent de corpuscules minoritaires
(oh, mais sexuels !).
Insensiblement, cette Visibilité-lesbienne
que nous estimons être une conquête (et elle le fut, et
comment !) est devenue, à mesure que nous nous croyons
mieux loties qu’avant, ce triste lotissement quadrillé
par la tolérance – soit par la Norme-hétérosociale
(pléonasme, bis).
Notre liberté de circulation
(de nos savoirs) reste muselée par les Trissotin(14)
du Savoir-Pouvoir en place, les cerbères de la susdite Pensée-dominante
(une tautologie).
Pourtant, si la conscience d’(être)
« étrangères » nous définit en permanence
en tant que ce qui n’est pas eux (une expression de
Toni Morrison), elle devrait nous rassurer aussi en nous rappelant
qu’on échappe du même coup à tout…
ce qui n’est pas nous ! Et bien plus qu’à une quelconque
« intégration », cette conscience de Soi pourrait
(devrait ?) déboucher sur une rupture ; saurait désincarcérer
notre Soi de la carcasse du monde – tel qu’il est.
In-soutenables, in-supportables : pour une Visibilité
de rupture
Mais sommes-nous réellement en
rupture ?
On aurait pu le croire dans ce dévoilement
insolent qu’a impliqué notre mise en vue, lorsque
nous nous sommes affichées (ex-posées), d’abord
à nous-mêmes puis dans la rue. Nos « fiertés »
du début des années 90 étaient portées
par un réseau lesbien d’associations en pleine expansion(15).
Puis les batailles de procédures sur le PACS, puis le courant
de revendications amalgamées LGBT, entraînant les actuelles
réclamations de « droits » – au mariage et
à l’adoption d’enfants pour les couples homos –,
tout cela nous a désigné-e-s au dominant, non
plus en tant que lesbiennes, mais au travers de « l’identité
» la moins qualifiante à mes yeux : celle de minorité
sexuelle. Entraînées par la vague LGBT à
nous fondre dans cette subqualification globale fourre-tout, c’est
d’une deuxième espèce d’invisibilité
dont nous avons été frappées.
D’une part, nous nous sommes dis-qualifiées,
ne serait-ce qu’au seul niveau de l’identification –
lesbienne réduite à la lettre L(16)
–, « aidées » en cela par le courant queer
qui pose comme dépassé ce qui ne se joue pas dans son
jeu de genres. D’autre part, nous étant désignées
au majoritaire sexuel comme des accédantes à la propriété
de ses privilèges d’hétéro, ce dominant-là
a pu se faire plaisir à bon compte et renforcer sa position
d’arbitre, sous couvert de progressisme.
L’HIStory ne nous l’a-t-elle
pas assez enseigné, l’absorption est l’autre forme,
soi-disant soft, de l’effacement – la tactique du pouvoir
étant d’avoir l’air de nous supporter pour laisser
ses braillards faire leur boulot : hurler que gouines et pédés
sont…insupportables (lire : à éliminer). La tolérance
est une pure irréalité : Moscou, Varsovie, Cracovie…
sont à nos portes, quoi qu’on croie croire en dominé-es,
jamais assez lucides sur l’arrogance de la domination. (Et je
ne cite que ces villes mais…)
La mimétique des rituels de la
population d’origine pourrait faire espérer aux lesbiennes
assimilationnistes(17)
que nous allons cesser d’être traitées en population
d’accueil, mais notre coming out identitaire s’avère
ICI (Europe de l’Ouest) une rentrée pathétique
dans le rang.
« Chez nous » s’inscrit
plus que jamais chez-eux, en plein melting pot hétéro+homosocial
: nous voici transparentes car absorbées, minorées puisque
minoritaires, invisibilisées car « identifiées
» – ce qui est un comble. Tout cela, en effet, mène
à une ghettoïsation, ce qui nous rapproche de l’anéantissement.
Comme quoi : l’Identité
n’est pas synonyme de l’Être(18).
Comme quoi : l’identification
ne prouve pas que l’on s’appartient. Ni que notre lieu
d’appartenance est bien « celui où l’on peut
se dire soi et qu’on peut définir sien
».
Alors, ghetto s’abstenir
?
Mais enfin : il faut bien être
quelque part…
Certes, une radicale rupture épistémologique
paraît à beaucoup aussi impensable qu’irréalisable.
Elle est menaçante, dans le sens qu’elle agresse radicalement
l’Ennemi principal(19),
mais nous menace aussi, dans nos conforts « acquis »,
ou estimés tels. La rupture semble un dangereux pari avec pour
risque n° 1 la disparition de la scène, la fermeture de
toute possibilité de re-connaissance.
Mais au fait : en sommes-nous toujours
à vouloir être reconnues ? Est-ce vraiment la
seule stratégie politique de notre « minorité
» (mais sexuelle !) ?
Vouloir recevoir l’onction du
dominant ?
Je suggère qu’avant de
pleurer de n’être pas « reconnues », nous
nous demandions ceci : savons-nous reconnaître
notre Texte, notre logos, nous sommes-nous données comme lieu
d’origine à nous-mêmes ?
Cette Identité-Lesbienne ou,
disons, l’étiquette partagée en 4 par
le sigle LGBT (ou en 5 si on y ajoute le Q des queers), ne doit-elle
traduire qu’un souci de confort chez l’habitant ? Cette
Identité-là a-t-elle cessé d’être
l’essence même du sujet lesbien ?
Pour répondre « d’où
je parle », je dirai ceci : ma visibilité, je la revendique,
mais d’abord à MON intention. Mon statut d’étrangère
chez-soi chez eux, j’en ai pris acte. J’assume donc pleinement
le constat de mon « étrangéité »,
non pas en vue de quelque mythique assimilation par des dominants
« modérés », mais dans la lucidité
que cette visibilité lesbienne leur est, à TOUS (modérés
comme fachos), effectivement insoutenable ; que mon étrange
étrangeté leur est, à tous, effectivement insupportable.
J’assume de n’être
ni soutenue ni supportée.
Dans cette optique, être visibles
(au pluriel) dans la rupture, c’est vouloir
rester étrangères au phallologos. Étrangères
non seulement « chez eux » mais à eux. Je suis
visible (singulière) parce que mon chez-moi est hors d’eux,
et aussi parce que leur chez-eux me projette hors de moi – à
la lettre : me fait « exploser » hors du périmètre
prescrit originaire (mais qui ne m’origine pas).
Je souscris à cette explosion.
Mon rejet de leur lieu d’origine
est mon projet. Mon plan d’habitation.
Il faudrait donc que la Visibilité-lesbienne,
dont nous avons vu qu’elle peut nous effacer plus encore en
nous agrégeant au périmètre homodominant néo-macho,
il faudrait dis-je que NOUS-MÊMES, massivement, fassions en
sorte qu’elle redevienne in-supportable, in-soutenable !
Ne jamais parler la langue de l’ennemi serait, sera et EST notre
premier devoir d’é-migrées volontaires. Je tente
ceci : soit l’invention en version simultanée d’un
créole ou pidgin des lesbiennes évadées, à
l’instar des marronnes de Wittig(20).
(J’assume cette descendance.)
Cette langue, nullement intelligible
par l’ennemi même si elle s’en inspire par commodité
et par ruse, est ou sera parfaitement saisie par mes paires.
À Toulouse, notre ruse, précisément,
est d’avoir tenté le bilinguisme. Connaître la
langue du maître est une obligation, mais nous avons inventé
la langue pour l’entre-soi, avons en sommes adapté
nos dialogues en langue des signes pour se mettre à la portée
de la surdité hétéro.
Cela en toute conscience et insolence
– ce qui est peut-être de l’inconscience !
Au fil des années, sans autre
théorie que la pratique, nous avons créé ce chez-soi
en soi bien (de) chez nous, dans la sensation volontaire de notre
propre finalité et originarité. Nous avons
vraiment vécu cela, de nous croire par fois (pas toutes
les fois) ancrées dans notre habitat originaire, et nullement
parquées en zone de transit.
Les succès sont certains. Les
inaboutissements le sont également. Car le propre d’une
visibilité de rupture (bille en tête sans stupeur ni
tremblements), c’est qu’elle se montre aussi concentrée
que parcellaire : des îlots de légitimité pure
et dure, un « allant de soi » intra-muros établi
avec panache, certes : mais complètement cernés.
Qui pourrait le nier ? Si nous prenons
un ou plusieurs cinémas de la ville (comme nous le faisons,
pour y faire projeter NOS films), il va de soi qu’on n’a
pas LE cinéma français à nos pieds. Pourquoi
l’aurait-on ? Mais aussi – je demande – pourquoi
pas ? Cela découlerait de la même démarche mentale/politique,
donc pratique. Nous l’avons expérimenté en
petit et cela pourrait se pratiquer en grand si nous
étions assez hardies pour rallier notre grand nombre. Or à
Toulouse, nous sommes plusieurs alliances de très peu, parfois
des tandems, comme Brigitte Boucheron et moi. Cela marche bien et
après tant d’années une excellente synergie relie
nos groupes. Mais si l’on veut le Conseil régional
ou l’Europe (pour qu’il ou elle soutiennent nos
projets insoutenables), nous ne sommes encore jamais assez pour faire
brèche, « traduire » notre Texte dans
leur langue, donc dé-penser notre temps pour ce temps-là
de le faire, etc. C’est ce constat d’artisanat de luxe
mais à perte qui est fatigant, car si nous travaillons des
pépites d’or, et que nous le savons, nous restons quand
même ruinées, en tous les cas non puissantes à
rendre riche la « communauté « de nos biens ! Les
évadées du capital hétéro, les marronnes
du contrat social, les créoles d’un « parler lesbien
« sont trop peu à se croire beaucoup.
La multinationale, c’est pas demain.
Hors-la-loi, hors-la-voix (de son maître)
J’en viendrais presque alors à
supplier : ne nous égarons pas dans un individualisme blanc
de midinettes middle class, bercées dans la croyance de «
bien-êtres » de fortune (fortune ?). On ne peut pas cohabiter
avec l’Ennemi. Ayons à l’esprit que son esprit,
transmis dans son langage oppressif « fait plus que représenter
la violence ; il est violence en soi. Il fait plus que représenter
les limites du savoir ; il met des bornes à ce savoir »(21).
Les luttes adjacentes menées
par les trans en particulier dans la dernière décennie
(Europe, Amériques) devraient nous rafraîchir la mémoire
sur les menaces constantes exercées par le dominant hétéronormal.
Ces menaces qui ponctuellement se paient le luxe de s’exprimer
à bas bruit peuvent revêtir une dimension plus…
active (lire : agressive, jusqu’à mortelle).
En ce qui nous concerne, ne perdons
pas de vue non plus que l’évidente marginalisation de
l’éros lesbien (et « ses jeux incomplets »,
comme l’avait pondu benoîtement un chroniqueur dans les
années 60 au sujet des Biches de Chabrol !(22))
peut se muer en rejet exaspéré avec passage à
l’acte (lire : viol punitif). Rappelons-nous les affiches déchirées
de la « Rainbow attitude », l’exposition
qui s’est tenue Porte de Versailles à Paris en 2005 –
qui montraient deux lesbiennes qui s’embrassaient. Que
des affiches ? Même pas grave ? Oui mais savoir que : l’Angoisse
du mâle hétéronormé, parce que toujours
doublée d’Anger (colère) devant ces «
femmes inquiétantes dont le désir les ronge »
(sic !)(23),
porte en elle sa métamorphose en agression physique(24).
Quant au symbolique ? « Il faut avoir eu la langue
coupée un grand nombre de fois par ces commissaires (…)
»(25)
pour devenir capable de voir et donner à voir le couperet qui
s’abat sur les hors-la-voix, les hors-jeux que nous sommes.
Ce pouvoir de couper la langue de l’autre, l’étranger,
l’étrangère, est considérable. Plus encore,
la jouissance du pouvoir, car cette jouissance « se
fait entretenir par la culture de l’humiliation comme champ
d’excitation. »(26)
Être soi-même objet de désir
Où l’on revient alors sur la
rage, la fureur.
La rage lesbienne est cette «
menace violette » que j’oppose à la menace blanche
du dominant réactionnaire. C’est à ce jour l’entrée
principale du chez-soi de la lesbienne en rupture.
Ma maison, cet en-moi perceptible entre
tous pourrait alors se définir comme lieu où la mémoire
de soi demeure. Chacune assurément a tout fait ici pour
constituer cette « mémoire de soi », irréductible.
Premièrement, nourrie de souvenirs, non seulement des faits
collectifs des trente dernières années auxquelles les
singulières de ma génération ont pu participer,
mais aussi trace de l’existence de nos aînées inconnues,
disparues puis cherchées et retrouvées par nos savantes
en science, en histoire et en poétique. Mémoire de soi
irréductible enfin, car être étrangère
dans ma propre maison – le monde – pose la question de
la représentation de ma citoyenneté, de mon appartenance
au patrimoine mondial de la pensée.
Le thème de la mémoire
est donc à considérer comme un thème de résistance.
Il n’empêche que nous nous
sommes laissé identifier par un sigle où nous n’apparaissons
que par une lettre, un dire paresseux car vite dit, soustrait aux
MOTS dans leur entier. Ceci est un rapt. Cette lettre ne nous représente
pas. Cette initiale ne dit rien de moi. Ou plutôt si, mais pour
le coup trop vite et trop brutalement, elle me renvoie à ce
L atrocement laconique dans son potentiel de mort, tamponné
sur les triangles roses (ou noirs) des lesbiennes déportées
par les nazis. C’est pourquoi : ne laissons jamais dire d’une
lesbienne qui se sait ostracisée qu’elle « exagère
». Car la mémoire de soi d’une lesbienne reste
celle d’avant le langage qui l’a néantisée.
Donc actes : blaguer, minimiser ou nier les violences réelles
et potentielles sont bien des actes d’anéantissement.
Je n’aurai de cesse quant à
moi que je n’aie retrouvé ce moi d’origine
en dépit du langage violent, de la pensée violente qui
me fragmente, qui me stigmatise, et par là autorise
qu’il nous soit fait du mal. La rage est donc ma marque, la
rage est la trace de mon évasion volontaire d’un langage
qui m’a dé-nommée, m’a privée du
savoir de moi et donc de mon chez-soi.
D’urgence, il nous faut creuser
la désespérante envie de faire comme le dominant
normatif.
… Le lesbianisme est révolutionnaire
quand il est visible, mais la visibilité n’est révolutionnaire
que lorsqu’elle démolit les modèles et les stéréotypes,
donc les stèles où ils ont été gravés
comme tables de Loi. La Visibilité, si elle n’est qu’une
mystique de la mise à niveau (des privilèges), annihile
le projet d’être, soi, révolutionnaire. Car le
désir enfoui de loger chez l’Autre dominant est un désir
d’assujetti-e. Il se substitue au projet de tout être
libre ou en résistance : le projet d’être soi-même
objet de désir.
Alors, seule la rupture, à la
fois imaginaire parce que sémantique, et affective parce que
créatrice de liens entre nous, replace notre identité
non seulement comme projet du Sujet pensant et désirant
que nous sommes, mais justement aussi comme sujet de désir.
En place de vouloir vainement capter
le terrain (l’attention) du coupeur de langue ou diviseur de
genres – en 4, 6… 10 (mirages miracles) ou bien en sempiternels
2 –, donnons-nous pour propriétaire et comme origine
du Sujet, fabrique épistémologique.
C’est à ce prix de rupture
sans concession, menaçante certes, que le Sujet lesbien peut
assumer sa fonction authentiquement subversive.
Sujet désincarcéré,
désintégré.
Insoutenable.
Insupportable.
Notes
1. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique
de pouvoir – L’idée de Nature, Côté-femmes,
1992.
2. Si au fil des trois dernières décennies
(1970-2000), le rapport de force avec l’establishment hétéropolitique
a pu évoluer légèrement, occasionnellement ou
localement en notre faveur, le système phallocentrique reste
propriétaire de tous les lieux (privé, public, étatique,
et bien sûr mental, conceptuel et « sexuel »),
et par là de tous les enjeux de l’existence humaine.
Désigner ce système comme Pensée dominante
est user de pléonasme. Il en est de même pour Domination
masculine.
3. Cf. La reine Victoria (la pauvre, c’est
toujours elle qu’on ressort !) affirmant que nous n’existions
pas – et qu’il n’était donc pas besoin de
légiférer contre nous – ne parlait pas de nous
mais d’elle et de sa phobie : elle répugnait
tant à l’idée que nous puissions même
exister qu’elle nous frappait d’inexistence – plus
exactement frappait sa propre lesbophobie à coup de déni.
(Autre interprétation : c’est çui qui dit
qui y est ?) Le client de prostituée ne procède
pas autrement, sur le mode binaire de l’obsession et du rejet.
Il se sert des putes, mais les méprise et les nie (lire : les
hait).
4. Les lesbiennes « de placard »
sont dites « lesbiennes voilées » par
les Italiennes. Cela revient au même, pour l’enfermement
hors de soi.
5. Il ne sera pas question ici d’homme,
qui n’a pas plus de raison d’être que n’en
recouvre la dénommée femme. Mais puisqu’il
faut bien désigner les genré-es dans leur respective
et inégale manifestation existentielle, je choisis pour « homme
» andro- (élément initial du grec anêr,
andros, mâle, pendant éthymologique de gyné-,
premier élément de guné, gunaïkos,
« femme »). C’est à partir de cette racine
andro- que Michèle Causse a bâti et conceptualisé
le terme d’androlecte, ou langue (d’)« homme
» (cf. « Sexolecte » dans son Glossaire, p.
18 de Contre le sexage, Balland, 2000).
6. Animateur d’émission cultureuse
à la télévision française. Du style à
choisir d’inviter Daniel Welzer-Lang pour un débat (?)
sur le féminisme et, lors dudit débat, lui manifester
son amitié admirative de manière plus qu’ostensible.
Pour savoir en quoi cette solide manifestation de la solidarité
du fratriarcat est choquante (lire : paradigmatique), se rendre sur
le site de l’ANEF.
7. Toni Morrison, Invitée au Louvre
- Étranger chez soi, Christian Bourgois éditeur,
2006. Toni Morrison, née en 1931, a reçu le prix Nobel
de littérature en 1993.
8. Je choisis à dessein cette scription
ironique avec trait d’union, en lien avec le choix théorique
et politique de Monique Wittig qui transcrivait ainsi l’irréalité
de « la-femme » et l’inanité de
sa naturalisation. Cf. « On ne naît pas femme »,
in La Pensée straight, Balland, 2001.
9. Colloques internationaux d’études
lesbiennes, organisés par Bagdam Espace lesbien, à Toulouse.
Cinq colloques ont eu lieu entre 2000 et 2006, assortis de leurs actes
(revue Espace lesbien). Le 6e et prochain colloque se tiendra
également à Toulouse, et devrait avoir lieu en avril
2008. Informations sur le site www.bagdam.org
10. Ou « sexolecte ». Voir Michèle
Causse, déjà citée : « Langage sexisant
et sexualisant que parlent tous les êtres humains.
Élaboré par le détenteur du phallus dominant,
il instaure l’inégalité entre les animés
de l’espèce humaine. Le seul sexolecte existant est l’androlecte »,
op. cit., p. 18. Lire également l’ouvrage de
Françoise Leclère, Miso mis à nu, les maux
du dico, Pepper/L’Harmattan, sept. 2007.
11. Ou « sex(c)ision »,
terme et concept développés par Michèle Causse,
ibid.
12. Ob-, préposition latine signifiant
« en face », « à l’encontre ».
13. Monique Wittig, « Le Point de
vue, universel ou particulier (avant-note à La Passion
de Djuna Barnes) », in La Pensée straight, op.
cit.
14. Trissotin : personnage des Femmes
savantes de Molière. Archétype du phallocrate logorrhéïque
et logomachique, émettant son avis sur… Tout, comme s’il
en était seul propriétaire. Dans la pièce, cet
odieux est en outre un violent coureur de dot.
15. Brigitte Boucheron, « La visibilité
lesbienne en France: It’s a long way », in Fureur
et jubilation, Actes du 4e colloque international d’études
lesbiennes, Espace lesbien, n° 4, Bagdam édition,
rééd. oct 2005. Article actualisé sur le site
www.bagdam.org et qui a servi de base à son intervention pour
le colloque de la CLF, Paris, 19 mai 2007 : « Introduction
à une histoire du mouvement lesbien en France ».
16. J’ai développé déjà
ce point dans ma communication au colloque Le sujet lesbienne,
Rome, mai 2004 : « F(emale) to L(esbian) – Pour un
nouveau GENRE de visibilité », traduit et publié
en français sur le site de Bagdam Espace lesbien.
17. Cf. à ce propos Danielle Charest,
« Les contrats apparentés de mariage : une fuite
en arrière », in Lesbianisme et féminisme,
histoires politiques, Natacha Chetcuti et Claire Michard éd.,
L’Harmattan, Paris, 2003.
18. Cf. Katy Barasc, « Pour une généalogie
du mot lesbienne : du subir au jouir », in Fureur et
jubilation, op. cit. « (…) Comble du paradoxe,
la lesbienne est nommée lesbienne pour ne pas devenir
ce qu’elle est, pour succomber dans la représentation
logo-phallocentrée. Bref, à peine est-elle évoquée
qu’elle se perd en sa nomination. »
19. Christine Delphy, L’Ennemi principal,
tome 1, Économie politique du patriarcat, Syllepse,
1998. C’est l’article « L’ennemi principal »,
paru dans le numéro spécial de Partisans, « Libération
des femmes année zéro », publié en novembre
1970, qui a donné son titre au double recueil. Le tome 2 de
L’Ennemi principal, Penser le genre, est paru en 2001.
20. Elle écrit : « Les lesbiennes
sont des femmes marron, des échappées – en partie
– de leur classe », dans « À propos du contrat
social », op. cit.
21. Toni Morrison, « On Slam, on Louvre
: une prise de parole », op. cit.
22. Cité par Alain Brassart, L’homosexualité
dans le cinéma français, Nouveau Monde éditions,
2007.
23. Ibid. Alain Brassart évoque
ici la levée de boucliers qu’a suscité le film
de Jacques Rivette, La Religieuse de Diderot (1965).
Sujet de scandale et objet de censure à sa sortie « pour
violence et obscénité », il obtint ensuite
son visa d’exploitation avec interdiction au moins de 18 ans.
Jean-Luc Godard avait défendu le film en écrivant une
lettre incendiaire au « Ministre de la Kultur »
(sic : son orthographe), André Malraux.
24. Cf. depuis les années 2000 : la recrudescence
de viols ou tentatives de viols punitifs en Italie où l’intégrisme
papiste se déchaîne contre « l’homosexualité
» – les lesbiennes et gays politiques ayant par bonheur
des capacités de réactions collectives très rapides.
Voir site facciamobreccia.it
25. Mots de Claire Lejeune, poète philosophe
francophone, née en Belgique en 1926. In L’œil
de la lettre, éd. Le Cormier, Bruxelles, 1984.
26. Claire Lejeune, ibid. Je ne puis
m’empêcher de penser au maniement du discours par certaine
droite « nouvelle », incarnée par le dernier élu
à la présidence de la République française,
en 2007.