La narrée navrée
par Michèle Causse
Texte rédigé pour la journée
d’étude Violette
Leduc,
à l’occasion du centenaire de sa naissance (1907-2007),
médiathèque d’Arras, 27 octobre 2007.
Ce texte est aussi reproduit dans la revue en ligne
Trésors à prendre, Violette Leduc, femme et écrivaine.
De l’ego comme objet agi
Poser d’emblée
l’être de Violette dans son antériorité
littéraire c’est pour moi tenter de comprendre comment
et pourquoi elle est devenue l’écrivain référente
des femmes et des homosexuels. Individus problématiques selon
Lucien Goldman ou encore individus affectés au sens spinoziste
que je privilégierai ici. À savoir susceptibles de recevoir
des chocs et d’en être durablement altérés.
Bâtarde et partant mal accueillie
(« Ma mère ne m’a jamais donné
la main »), l’enfant-fille est soumise à l’assaut
des dénégations d’autrui à son endroit
(a/père et mère). Elle est constituée, agie,
d’entrée, par un refus sans échappatoire possible.
Elle vit dans l’unilatéralité un traitement de
défaveur que ne compensera aucune grâce physique. Elle
est livrée à autrui comme passive objet de rejet. Du
moins c’est ainsi qu’elle se vit et se contera dès
qu’elle surgira hors de l’emprise de ces tiers
qu’on appelle mère ou père. Si toutefois il existe
un hors. Toute l’œuvre de Violette démontre
qu’à l’instar du langage, qui n’a pas de
hors, la constitution d’un être ne peut se faire hors
des agissements sur lui (elle) dans un âge où les préjudices
sont ineffaçables.
Les dommages dont souffre d’emblée
Violette lui viennent de plusieurs ordres difficiles à interpeller
: la nature (je suis laide), la famille (je suis bâtarde), la
classe sociale (je suis pauvre), le genre (je suis sexcisée)(1).
Une injustice foncière préside à sa naissance.
Injustice et arbitraire sans remède. Ces atteintes, en tout
état de cause, poussent à une réflexion indéfinie
sur « qu’ai-je fait pour mériter cela ? »
Rien justement, sinon naître.
Une initiale altérité
négative, intériorisée, deviendra un constant
tribunal d’in/justice devant lequel elle ne cessera de comparaître,
coupable, afin de clamer non pas tant son innocence que sa souffrance.
Ce qu’on appellera « manie de la persécution ».
Et certes, qui n’en serait affectée dans son cas ? Quelle
lectrice n’éprouverait une immédiate sympathie
?
À partir de cette souffrance
se formeront des pulsions, des « fantasmes réparateurs
» dirait promptement la psychanalyse, qui amèneront Violette
à aimer, indistinctement , des êtres hors d’atteinte,
de quelque sexe qu’ils soient. Aimer, ici, signifiant d’abord
et surtout : reconnaissez-moi. Émerger de l’emprise initiale
est en effet tâche sans fin et ardue. L’altérité
dé/constituante est toujours déjà là.
...avec ses dégâts et ses ravages. Comment la
destituer ? En élisant les figures positives et inverses de
celles de l’enfance. En rejouant, dans une classe sociale et
intellectuelle qui l’exclura de nouveau (dans une inclusion
ambiguë), les scènes de l’initium. L’écriture
seule dépassera l’expérience néantisante,
en laissant surgir un je hantée par l’exposition réparatrice
de soi. Raconter : action dirigée vers un(e) autre, action
qui nécessite un(e) autre.
L’interpellation de
l’écrivain
Interpellée avant
que de naître (bâtarde), avant toute possible individuation,
elle a acquis le langage dans une mimesis qui l’accuse
ou au mieux la plaint. Aujourd’hui, elle, Violette la mal aimée,
interpelle à son tour le lecteur comme potentiel ami ou amie.
« Ô toi lecteur », écrit-elle. Le tu
est imaginaire, il est là par défaut. Par excès.
Récepteur idéel et bien sûr idéal. Quels
que soient son âge, son genre ou sa classe. L’interpellation
chez V.L. fait apparaître clairement un désir non seulement
de reconnaissance mais d’empathie. « J’existe, aime-moi.
Ne me juge pas . Écoute. » Elle cherche à
enrôler, à séduire son lecteur-rédempteur
dans un récit interlocutoire et compensatoire.
Or je fus l’une de ses lectrices
avant de devenir l’un de ses personnages. Si la position de
lectrice est l’une des plus gratifiantes qui soient (nul besoin
ici d’évoquer la jouissance que donne l’écriture
leducienne), celle de personnage ne l’est plus autant quand
l’auteure-narratrice est victime de ces ravages dont j’ai
esquissé la genèse plus haut. De même que Violette
fut soumise à une insupportable exposition radicale à
autrui, elle soumettra autrui – dans le vivre et dans l’écrire
– à son exposition radicale et lourdement hypothéquée.
Autrement dit, le personnage que malgré moi je deviens dans
son évocation sera soumis volens nolens à une
subjectivité vorace, torturée, qui m’imposera
une intériorité culpabilisante.
.
L’accueil de l’autre
chez Violette ne peut se faire que dans une contradiction permanente
entre adhésion et refus, désir et éloignement.
Comment le relationnel s’est-il construit chez elle sinon dans
sa négation ? Autrui sera vu dans l’optique sartrienne,
toujours porteur d’intentions malignes. D’autrui lui est
venu le mal . D’autrui le mal lui viendra. Elle en est si convaincue
qu’elle s’autoflagelle avant – toujours avant –
que le mal ne la frappe. Et quand bien même il ne viendrait
pas, elle l’inventerait. C’est ainsi qu’il faut
lire l’autobiographie de Violette. Non comme compte rendu fiable
de vie, récit de factualités vérifiables, mais
comme pathos ne ratant aucune occasion d’exercer – à
son encontre – une variété de dommages que n’ont
pas infligés nécessairement les êtres traversant
sa vie. Pour autant nous n’avons que son récit.
(Elle était horrifiée à l’idée qu’on
pût un jour écrire une biographie d’elle.) Et donc
nous pourrions prendre pour argent comptant cette autobiographie intrépide
et sincère si d’aucunes, comme moi, dans une profonde
empathie avec la créatrice, ne corrigions la simple (jamais
simple) vérité des faits. Dans une familiarité
avérée avec le pathos auctoriel..
La dyade narratrice-narrée
Pour une écrivain comme Violette,
que peut signifier l’apparition d’une jeune lectrice ?
Que peut-elle en espérer, passée l’initiale surprise
? Quelque matière à nouveau récit, quelque validation
de son œuvre ? Sûrement pas ! Comment supporter la matérialité,
la chair d’une lectrice qui, par définition, devrait
rester invisible ? Certes la narratrice a écrit pour être
reçue, mais sans vouloir connaître le ou la récipiendaire :
or justement cette jeune fille, Michèle Causse, a voulu la
rencontre. C’est donc ça mes lecteurs ? La relation
fantasmatique à la réception trouve en « Hortense
» une incarnation accidentelle. En quoi cela peut-il satisfaire
l’auteur ? Et que va devenir sa propre identité
confrontée à cette Autrui qui a toujours été
présente, sans que l’auteur l’ait su. Désirée,
certes, à la condition qu’elle ne se montre pas. Par
sa manifestation, la lectrice offre une aporie... au mieux ludique.
Incarnée, la voilà qui englue l’auteur en allégeance
autant qu’elle est engluée, elle. Volontaristes l’une
et l’autre, les voilà prises au piège de cette
évidence : « Tu es ma condition. » Mais l’auteur,
telle qu’autrui l’a contre/faite en amont, n’attendra-t-elle
pas que la lectrice lui confirme qu’elle est bien ce qu’elle
pense : une femme qu’on ne peut aimer ? Une femme hors normes
et donc coupable.
La dyade chez Violette ne peut s’établir
dans la vie qu’à partir du postulat de l’autre
comme « suspecte ». Autrui, même la mieux intentionnée,
est opaque à l’écrivain, alors même que
sa présence, son empressement, montrent qu’elle a fait
sauter les cadres de l’exclusion, alors qu’elle peut prétendre
à la confiance, elle est irréductiblement autre et restera
autre. Quels seront les référents de la reconnaissance,
de la rencontre ? Violette ne devra-t-elle pas les inventer alors
que, pour Michèle Causse, il est acquis et souhaité
que l’événement la change, l’altère,
l’enrichisse ? Violette tolère la rencontre plus qu’elle
ne la souhaite, lors même qu’elle va au-devant dans un
mouvement de spontanéité impétueuse. Elle acceptera
l’autre parce qu’elle l’amuse et la confirme. Comme
écrivain d’abord. Ensuite comme femme hors définition :
la fréquentation assidue opérant une espèce de
fluidité familière, quasi… familiale, si j’osais
ce terme. Laquelle sera toujours minée par un pathos actif,
celui de la persécution qui modifiera à tout coup chaque
perception, chaque échange. La lectrice réelle, même
promue au statut enviable d’amie de secours, ne possède
pas l’aura du lecteur invoqué, irréel. Violette
a trop été exposée aux autres, et n’en
a subi que trop de dommages pour vivre paisiblement des présences,
fussent-elles autant de gages d’assentiment. Pourtant, à
sa parole inquiète, volubile, répondra la parole tout
aussi volubile, juvénile de l’autre, chacune s’exposant,
se dévoilant dans le mouvement continu de se choisir, de s’écouter
dans une parfaite dissymétrie. Dans la dyade Leduc-Causse,
aucune dépendance n’est en jeu : ce qui en fait le prix.
Le détachement de la plus âgée des deux est assuré,
l’adhésion admirative de la jeune lectrice certaine.
Mais …
Mémoires de la narrée
J’avais vingt-deux ans. La lecture
du Deuxième sexe avait attiré mon attention
sur une écrivain singulière, Violette Leduc. Je m’étais
mise en quête de ses livres et, avec une stupeur et une ferveur
imaginables, j’avais découvert L’affamée
avant de me plonger dans les deux autres ouvrages de la trilogie :
L’asphyxie et Ravages. Violette m’avait
tétanisée. Je dirais d’ailleurs que pour moi cette
trilogie constitue la totalité signifiante
de son œuvre. Je m’en explique .
Ayant lu que Ravages avait
été amputé d’un épisode cher à
Violette, Thérèse et Isabelle, j’avais,
dans un mouvement d’audace anxieuse, écrit à Violette
que je m’intéressais à ce manuscrit. Sans aucun
titre à faire valoir, sinon celui de jeune lectrice passionnée,
désireuse de voir Thérèse et Isabelle
sortir de l’ombre. Violette n’avait pas répondu
à ma première lettre. Las ! Toutefois elle l’avait
fait lire à Simone de Beauvoir qui l’avait encouragée
à me répondre. « Non, avait rétorqué
Violette, vous voyez, elle signe M. Causse, cela veut dire qu’elle
a repéré que j’avais la cosse, elle se moque de
moi. » « Mais non Violette, c’est son nom. »
Simone de Beauvoir, à une époque où Violette
était particulièrement seule, l958, considérait
un peu comme un salut l’apparition d’une lectrice admirative
et téméraire. Mes lettres non seulement ne l’inquiétaient
pas mais la soulageaient.
Et c’est ici qu’a lieu un
épisode insolite, bouleversant, qui n’est pas relaté
dans l’autobiographie de Violette, un épisode qu’elle
a mutilé et réduit à mon détriment et
surtout, me semble-t-il, au sien.
Un matin, vers midi, alors que je rentrais
à ma pension de famille rue d’Assas (une pension qui
avait abrité Strindberg), déjà engagée
dans l’escalier, j’entendis une voix qui disait : «
Vous êtes Michèle Causse ? » Je me retournai et
vis une grande femme, en ciré, me tendant un manuscrit. «
Je suis Violette Leduc. » J’avais à peine plus
de vingt ans et un miracle se produisait : une écrivain, celle
que j’admirais par-dessus toutes à cette époque-là,
venait me donner à lire une œuvre inédite, inconnue
de tous. J’étais médusée. Ce qui, dans
mon cas, se traduit par une agitation désordonnée, une
courtoisie démesurée et une propension à parler
sans relâche. J’engageai Violette à monter avec
moi. Ce qu’elle fit. Une fois dans ma minuscule chambre, j’offris
à Violette de venir partager mon déjeuner de pensionnaire.
Faute évidemment irréparable. Pourquoi ne lui ai-je
pas proposé d’aller au restaurant ? J’étais
trop abasourdie, trop stupéfaite pour y penser. Violette à
juste titre se moque dans son autobiographie de ma minable invitation,
de la table de pensionnaires, tout droit sortis, dans son récit,
d’un roman de Balzac. « Des rogatons » dit-elle
en résumant le menu. Elle n’avait pas tort mais j’étais
indifférente à tout, sinon à sa présence
qui, d’ailleurs, intrigua tout de suite les hôtes, surpris
par l’apparence de cette mienne invitée qui tranchait
avec le reste de la tablée. Après le déjeuner,
je l’invitai à remonter avec moi. Elle ne se fit pas
prier et ne le regretta pas puisqu’elle rencontra cet après-midi-là
Cara (Sabine de Portzamparc) mon amie des années 50-60. Elle
en fut tellement ravie qu’elle ne tarit pas d’éloges
dans la description qu’elle fait de « Victoire ».
D’ailleurs, elle dresse des portraits étonnamment exacts
au regard des perceptions toujours erronées qu’elle a
des intentions des individus. D’emblée elle ne peut leur
prêter aucun sentiment d’aménité à
son endroit, d’admiration, de gêne, d’étonnement
et d’éblouissement.
Avant l’arrivée de Sabine,
Violette m’entretint longuement – de cette voix inimitable
que j’aime à imiter – de sa propre vie et, en particulier,
de sa dernière relation sexuelle. À un moment je l’arrêtai
net en lui disant : « Je vous en prie, je ne suis pas la bonne
personne pour ces confidences. » En effet, pourquoi choisir
une jeune lesbienne inconnue pour lui raconter par le menu combien
avaient été pénibles ses dernières relations
avec cet homme (René) qui lui labourait le ventre, lui faisait
mal en la pénétrant, etc. Je me demandais – tandis
qu’elle se livrait avec force détails – pourquoi
elle se montrait à la fois aussi sadique envers moi et masochiste
envers elle-même ? Pourquoi moi, diable ? De quoi voulait-elle
me punir ? aurais-je pu penser si j’avais été
affectée de cette méfiance qui la tenaillait. Mais je
crois plutôt qu’elle avait à cœur, ce premier
jour, de me signifier qu’elle n’était pas seulement
la femme enamourée que montrait L’affamée.
Qu’il existait une autre Violette, prosaïque, douloureusement
attachée à une vie féminine normale, conforme
aux représentations mentales qui avaient cours alors, et qui
ont toujours cours avec moins de virulence. Il est certain que ce
fut un coup pour moi. Hantée comme je l’étais
par L’affamée. N’avais-je pas eu l’audace
de lui demander dès la première rencontre qui était
« elle », héroïne de ce premier
texte ? Autant elle fut diserte par la suite, autant Simone de
Beauvoir devint un sujet intime de discussion, autant ce jour-là
Violette fut muette. Et bien sûr, je le comprends, ô combien,
a posteriori.
Violette resta tout l’après-midi,
prit le thé avec Sabine et une bibliothécaire canadienne
(fort injustement traitée dans le texte) et elle nous quitta
tardivement. Conteuse elle fut et conteuse elle resta tout le temps
que dura notre relation. À savoir jusqu’en l963, date
à laquelle je quittai Paris pour Rome. Durant ces cinq ans,
je vis Violette au moins une fois par semaine. Et quand j’étais
absente de Paris, nous nous écrivions. Lorsque Violette ne
venait pas à nous, Sabine et moi allions rue Paul-Bert où
nous étions régulièrement invitées à
déjeuner. Quel que fût l’état dans lequel
nous la trouvions, généralement en bigoudis et en larmes,
elle devenait diserte, animée. À telle enseigne que,
à la parution de La bâtarde, j’avais entendu
de la bouche de l’auteur tous les épisodes relatés
dans cette autobiographie. Et, du même coup, le style de la
trilogie resta mon favori.
Sabine et moi avons vécu comme
enchantement, mais aussi exaspération, ces cinq années
ponctuées de tsunamis variés. Il est évident
que pour Violette nous ne pouvions avoir représenté
qu’un dérivatif dans une vie alors solitaire et précaire.
Compagnes d’excursions à Auvers-sur-Oise (« Vous
voyez, quand je suis avec vous, personne ne me cherche noise »),
spectatrices de cinéma (« Quand je suis seule, personne
ne vient s’asseoir à côté de moi, je suis
trop laide »), à l’époque, nous gardions
une certaine naïveté quant à la force de notre
existence pour elle. Aussi, grande fut ma désolation quand,
lors de mon retour à Paris, en 1973, je pris connaissance des
épisodes biographiques qui nous concernaient, Sabine et moi.
Je fus même tellement ulcérée par l’inexactitude
factuelle répétée, par les distorsions multiples,
qu’oubliant la mort de Violette je songeai à aller lui
demander raison.
J’avais déjà vécu
un épisode d’une violence inattendue avec elle : lorsqu’elle
avait appris que j’allais vivre avec Alice Ceresa(2),
elle m’avait battu froid, était venue plusieurs fois
chez moi, rue Monsieur le Prince, sans me saluer, ne parlant qu’à
Sabine. Un jour enfin, n’en pouvant plus d’humiliation
et de tristesse, je la saisis par les épaules, la frappai à
plusieurs reprises contre le mur de ma chambre puis la jetai sur le
lit en lui intimant : « Je vous interdis de me juger. »
Horrifiée par ma propre audace, je m’enfuis en sanglotant
dans un café du quartier. Sabine me raconta ensuite que Violette
et elle avaient parcouru tout le pâté de maisons pour
me retrouver, sans succès. Plus tard, je compris que, pour
Violette, le couple de jeunes que nous formions lui rappelait Hermine
et que, s’identifiant de nouveau à la victime, la rupture
signifiait pour elle la fin d’une petite structure amène,
fidèle.
Faussaire à l’insu
de son plein gré ?
La vie excède tout récit. À
moins que le récit n’excède la vie. Dans le cas
d’une écrivain comme Violette, les deux excès
probablement coïncident. Toute autobiographie est plus ou moins
un conte. Je dirais même, en ce qui me concerne, une fable.
Partant, faussaire en dépit de soi, l’auteur commet des
oblitérations ou déformations qui, une fois repérées
par les témoins, invalident la valeur documentaire du récit
sans toucher à l’art fictionnel, au bonheur du style.
Mais pour la narrée – fût-elle secondaire dans
la narration –, il est impératif que la narratrice n’opère
pas une trahison des faits qu’elle a vécus, elle, dans
l’innocence.
C’est ainsi que l’épisode
« glorieux » (pour moi seule, évidemment) de notre
rencontre est, dans La chasse à l’amour réduit
à l’hypothèse d’un rendez-vous qui n’a
jamais existé. Il est évident hélas que les êtres
– et les écrivains en particulier – ne sont dans
les faits que parce qu’il les ont défaits. Ainsi, le
cœur battant la chamade, debout dans une librairie, ai-je lu
en tremblant : « Je dois l’attendre devant une porte
… Elle est en retard cette demoiselle [je suis d’une ponctualité
quasi maladive] … Elle n’a pas la moindre considération
pour l’auteur qu’elle a lu. » Ainsi banalise-t-elle
son propre geste de générosité unique, dans une
contradiction évidente avec la phrase : « Elle a lu L’affamée,
elle n’est pas la première venue. » Suit le
récit de cette journée telle qu’elle l’a
vécue, dans une méconnaissance sidérante des
sentiments qui animaient les trois personnes confondues par l’honneur
qui leur était fait. Ainsi dit-elle de Philomène, la
plus sensible des trois à la situation, la plus paralysée
: « le fiel du dégoût coulait au coin de ses lèvres
», invraisemblance que ne rachète pas la série
de dialogues plus ou moins inventés et sertis dans une atmosphère
peu compatible avec le caractère des personnes en présence.
« … Je voulais des lecteurs, je les ai, je les fuis...
Est-ce que par hasard je détesterais les lesbiennes ? »,
se demande Violette en partant. La lesbophobie de l’homosexuelle
occasionnelle ou stable est une constante que je retrouverai chez
Djuna Barnes(3)…
et d’autres. C’est l’une des répudiations
les plus douloureuses qui puisse être infligée à
une lesbienne disons passionnée. Reste l’ultime phrase
du paragraphe qui rachète la vision pessimiste de l’auteur
sur elle-même et sur ses interlocutrices : « Trois
filles t’ont ravigoté » (sans e).
Bien sûr, Violette reverra Michèle
et Sabine. Bien sûr, Violette, écorchée systémique,
se trompera sur leurs intentions et leur prêtera des mobiles
obscurs tendant à la persécution. Ainsi l’épisode
de son arrivée à Cahors : « Elles m’ont
forcée à m’asseoir à côté
du chauffeur. » Certes, il allait de soi que pour nous la place
d’honneur lui était due : le paysage l’attendant.
La description de la maison de Saint-Cirq est hélas juste.
À mon grand désarroi. Car je conçois maintenant
que nos chambres à la Van Gogh, avec leur paillasse, ne pouvait
être offertes à une femme usée et sensible au
confort. De ce séjour elle a omis volontairement, je le comprends,
de relater un épisode important et infiniment douloureux :
Violette s’était éprise de l’ami « lesbien »
qui nous pilotait parfois (« il ressemble à René
») et comme il ne lui prêtait qu’une attention polie,
déférente, un jour de promenade elle ouvrit la portière
de la voiture et menaça de se jeter sous les roues car «
vous trois, vous vous aimez mais moi personne ne m’aime ».
Chez Violette le pathétique avait sa dramaturgie, parfois comique.
Je la surpris – un soir où elle était contrariée
– en bigoudis devant la porte, en petite culotte et soutien-gorge,
tricotant et chantant à tue-tête la Marseillaise :
dans une rue médiévale de Saint-Cirq-Lapopie, village
visité à toute heure par cars entiers ! C’en
fut trop pour moi. Je ne réussis pas à poursuivre le
séjour, déchirée que j’étais entre
une amante imprévisible et une amie persécutée-persécutrice.
Violette fut magnanime. Elle ne nous tint pas rigueur
de ce départ anticipé. Mais elle ne put résister
à une petite revanche attendrissante quoique très infantile.
Elle vint vers moi en courant, la veille du départ, et me dit
: « Regardez ce que j’ai trouvé, un billet de l00
F. » Puis honteuse : « Non, je l’ai inventé
pour vous faire envie. » Ainsi la vie prenait-elle le relais
du récit dans une fiction compensatrice.
Par la suite vint cette notoriété
que je lui avais promise avec assurance tant de fois. J’étais
à Rome. Elle me chargea de répondre à sa place
aux questions des traducteurs et de veiller à la publication
italienne de La bâtarde. Nous ne nous revîmes
plus qu’une seule fois à Paris, débordantes de
tendresse l’une et l’autre, à l’époque
où elle posait nue pour Paolo Vallorz. Encore une fois m’excédant
en s’excédant. Me réduisant au mutisme fasciné
et, bien sûr, horrifié.
In fine
La commune mesure n’était pas la mesure de Violette.
Et en cela elle était déjà un cadeau. L’excès
qu’elle était, et partant communiquait à tout
ce qu’elle disait ou faisait, se communiquait à vous,
vous donnant l’impression d’être une part, élue
parfois, de cet excès. Cette transmutation à la fois
fugitive et durable était le fait de sa présence, de
la fulgurance de ses mots et de la malléabilité de la
substance qui la recevait, qui l’avait cherchée et trouvée,
elle. Elle qui, en prodiguant ce qu’elle était, devenait
un élément constituant de la personne que l’on
allait être grâce à elle ou en dépit d’elle.
Car la choisir, la vouloir, c’était aussi aller contre
soi, contre ses propres exigences en matière d’harmonie,
de paix, de relation. C’était, jeune, s’ouvrir
à l’indépassable, l’intraitable, l’impossible
à contenir. C’était aussi inventer enfin sa vie.
En n’oubliant jamais ce conseil donné à l’étudiante
: « Vivez Michèle, vivez, ensuite vous écrirez.
» De l’avare Violette je n’ai retenu que
la générosité continue, la patience et l’outrance
inventive. Jamais je n’aurais dû avoir le privilège
de la connaître, d’être agréée et
même muée en celle que je ne suis pas. Grâces lui
soient rendues !
Notes
1. Sex(c)ision : opération
qui découle du sexage. Reconnaître et catégoriser
les animés doués de raison à partir de leurs
organes sexuels seuls et à faire des uns des Sexeurs,
définis comme supérieurs, et des autres des sex(c)isées,
posées comme inférieures, en usant pour ce faire du
recours au genre. Le dictionnaire a choisi le mot de sexuation.
2. Alice Ceresa, auteure (entre autres) de La
fille prodigue (prix Viareggio opera prima,) Paris, éd.
Des femmes, traduction de Michèle Causse.
3. Voir Michèle Causse, « Rencontre
avec Djuna Barnes », postface à l’Almanach
des Dames, Paris, Flammarion, 1982, traduction de Michèle
Causse.