On s’aperçoit qu’à force de
s’identifier au modèle viril dominant,
le mimétisme gay est passé en trente ans de
la simple stratégie
de défense face à un environnement hostile,
à une véritable offensive
politique qui leur a permis de conquérir plus de liberté
sexuelle,
plus de droits, plus de visibilité, et peut-être
plus de paternité,
sans avoir à remettre en question l’ordre phallique…
Marie-Jo Bonnet
En raison du harcèlement, de la discrimination dont
les gays et les lesbiennes font l’objet dans un régime
hétérosocial, certaines lesbiennes croient juste
de mener une action de résistance avec les gays, dans
des structures communes(1).
Les uns et les unes vivent en effet dans une culture misogyne,
sexiste, homophobe, où règne d’abord l’oppression
des femmes : expression qui n’est plus de mode au prétexte
que les femmes ne sont pas un groupe homogène et que
ladite oppression aurait disparu en même temps que la
domination masculine. Nombre de lesbiennes jugent les gays
moins sexistes que les mâles hétéros parce
qu’ils ne les importunent pas sexuellement. Et elles
croient à tort que des intérêts communs
les unissent. Or le mouvement de lutte des Uns n’a pas
les mêmes objectifs que le mouvement des Unes.
Les gays, en effet,
a) appartiennent à la classe des hommes et jouissent
des privilèges de cette classe ;
b) ont un culte du pénis ou de la synecdoque (la partie
pour le tout) ;
c) privilégient l’hommosocialité ;
d) laissent aux lesbiennes un statut inférieur.
a) Homo = homme
L’appartenance à la classe des hommes confère
aux gays l’accès à tous les droits des
hommes (salaires plus élevés, élection
aux postes de responsabilité politique – maire,
député – universitaire, financière,
etc.). Tant il est vrai que, privés des droits liés
au genre masculin-universel à cause de leur «
orientation sexuelle », les gays font édicter
des lois visant à leur rendre au plus vite leurs privilèges.
Pour autant, les gays ne veulent pas savoir que les «
Droits de l’Homme » (comme on dit si obstinément
en français) ne sont pas ceux des femmes ni des lesbiennes.
Traités d’efféminés ou de femmelettes,
ils ne se sont pas rangés du côté des
opprimées premières de la société
(à l’exception des rares « effeminist
faggots » des années 70(2)
et de quelques autres) mais ont revendiqué leur mâlitude
et entendent bien garder leur citoyenneté privilégiée.
Ce faisant, ils signent leur loyauté à la suprématie
masculine.
b) Hors le pénis point de salut
En phallocratie, dite aussi benoîtement androcratie,
le pénis est fétichisé, mythifié,
montré, exalté – voir le roman de Moravia
Io e Lui, les bd, les films – et ce sont des
hommes qui ont tranquillement affirmé que la femme
était un homme castré, avec les dommages que
l’on sait, Simone de Beauvoir allant jusqu’à
entériner cette vision inculquée. Le pénis
(Lacan enseigne) est détenteur du Tout pouvoir, symbolique,
économique, etc. Or rien, dans la culture gay n’infirme
cette prétention, bien au contraire. Ici plus que partout,
le pénis est le vecteur de la toute-puissance. Il n’est
que de voir la gay parade où il est totem sans tabou,
exhibé à des milliers d’exemplaires avec
ou sans condom. Et le sort de ce pénis fait l’objet
de publicité envahissant tous les écrans à
toute heure. On n’en a jamais vu autant pour quelque
organe lié à la jouissance lesbienne... et pour
cause : notre corps ne saurait se morceler ! Il reste pourtant,
simple détail, que des millions de clitoris sont, dans
une grande partie du monde, coupés et jetés
aux chiens. Sans que les mâles gouvernants s’en
indignent. Après tout, adoubés par leurs pairs
complices, n’ont-ils pas quelque légitimité
à ignorer le sort de ces subsumées que sont
les femmes ? Sexcisées dès la naissance en tout
pays et simples commodités reproductives.
La lutte contre le sida, ô combien nécessaire,
a emphatisé l’importance du pénis. De
machine à jouir il est devenu machine à mourir.
Le sida a terrassé les gays de tout âge. Et leurs
sœurs lesbiennes, épargnées, de se précipiter
au chevet du malade. Toutes en antigones qui pour prix de
leur dévouement se virent promptement oubliées
et remisées. Il n’est pas de bon ton de rappeler
que le sida est désormais une maladie évitable
(à l’inverse du cancer), le préservatif
faisant même l’objet de distribution dans les
écoles. Et soulignant par sa présence précoce
que la seule bonne sexualité est la phallique, homo
ou hétéro. Un seul désir, celui qu’exprime
le détenteur dudit organe. Préservé ou
non. Or ce pénis, choyé par les gays, soigné,
vanté, exhibé, est redouté par maintes
femmes et complètement rejeté par les lesbiennes.
Du moins avant l’apparition « œcuménique
» des queers(3).
Car le pénis a été et continue d’être
l’arme la plus utilisée de l’asservissement
depuis l’enlèvement des Sabines et des petites
Afghanes jusqu’aux guerres « ethniques »
: l’instrument servant à ensemencer les ventres
d’un maximum de femmes « ennemies ».
Les lesbiennes posent un regard politique sur l’usage
du pénis. Jusqu’à ce jour, tel n’a
pas été le souci des gays.
c) Men in groups
Si les gays, en général, ne « baisent
pas les femmes », enfreignant ainsi un des commandements
du régime hétérosexiste, c’est
parce qu’en toute logique ils ne s’approchent
sexuellement que des êtres qu’ils estiment égaux
à eux-mêmes. À savoir des êtres
supérieurs dans la hiérarchie sociale et humaine.
Il va de soi que les gays, à l’instar des hétéros
et plus encore qu’eux, admirent, fréquentent,
favorisent, aiment les hommes. Tout le monde, il est vrai,
aime les hommes, c’est une prescription explicite qu’il
ne fait pas bon transgresser. Depuis la Grèce antique,
les « sodomites » n’éprouvent reconnaissance,
respect et amour que pour leur caste selon une parfaite cohérence
avec le régime dans lequel nous vivons. NE PAS AIMER
LES HOMMES à l’instar des lesbiennes, est perçu
comme le crime social par excellence, ne pas les servir, les
reproduire, les admirer, les copier, ne pas penser comme eux
est dangereux. Cela, toutes les femmes le savent intuitivement.
Et se comportent en conséquence(4).
C’est dire quel abîme sépare les gays –
loyaux aux principes de la société androcratique
et artisans souvent heureux de certaine législation
réformiste (pacs, homoparentalité, etc.) –
et les lesbiennes, loyales à la classe des opprimées
premières et guérillères plus
souvent vaincues que vainqueurs (pas de féminin pour
ce vocable, comme par hasard) dans leur lutte pour la reconnaissance
d’un statut d’individue, voire de citoyenne. (Rions
un peu !)
d) Les ratées du bon sexe
Le mépris qu’affichent les gays envers les lesbiennes
est le corollaire direct du Symbolique viriocratique. Parfois
dissimulé sous une bienveillance de surface, il est
volontiers assorti de violence pornographique. Ce mépris
est diffus, absolu, et il imprègne toute manifestation
de la vie publique et privée, de la culture, au point
qu’il n’est souvent même pas senti par la
majorité de celles qui en sont victimes. La haine des
femmes et des goudous, si bien perçue par les lesbiennes
historiques, s’étale dans la mode, dans l’enseignement,
dans le divertissement. Elle s’accompagne d’une
dérision qui fait passer pour « plaisanterie
» le plus constant dénigrement et harcèlement
dont les femmes font l’objet(5).
Certes, les gays aussi font les frais de plaisanteries salaces
(ne sont-ils pas baisés et enculés, réification
« normalement » réservée aux femmes
?) et ils vivent alors, le temps d’une insulte, le temps
d’une bastonnade parfois fatale, ce que les femmes endurent
toute leur vie. Pour autant, s’allient-ils aux lesbiennes
afin de lutter contre cette assimilation à la classe
indigne des femmes ? Contre l’invisibilité systématique
des lesbiennes ? Se sont-ils indignés de la mise à
l’écart des lesbiennes dans la création,
par exemple, des archives parisiennes de l’homosexualité
? Ne sont-ils pas à l’origine de cet «
oubli » ?
Performances
Les gays mimétiques affirment souvent leur allégeance
à la classe des hommes en arborant une hypervirilité,
moustaches, cuir, fouet, mise en scène du sado-masochisme,
multi-tricks ou alors recourent aux artifices caricaturaux
de la féminité la plus exacerbée, la
plus ridicule, montrant ainsi qu’ils maîtrisent
les deux pôles de l’aliénation humaine.
Et s’en jouent. De la « pénible évolution
vers la féminité » (Freud) ils ne voient
que la poupée Barbie et dénoncent sans le vouloir
la construction des genres, l’artificialité d’une
assignation à vie. Assignation que la grammaire, sans
failles, reconduit : le masculin l’emportant sur le
féminin en toute impunité et sans troubler les
genres. Exemple : « Dix lesbiennes et un cochon sont
entrés dans la salle. Ils ont été reçus
froidement. »
Le vrai débat politique, la vraie mise en accusation
des normes qui définissent les statuts, qui l’a
menée sinon les lesbiennes radicales(6)
? Aussitôt accusées de frigidité ! Quand
on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage.
Des maux et des maudites
L’objectif des gays est d’obtenir impunément
l’accès au corps de leurs semblables dans une
société hétérosexiste sans pourtant
remettre en cause les fondements de l’hétérosocialité
(qui leur convient à plus d’un égard),
mais en visant plutôt à l’intégration-assimilation.
Certes, réclamer le droit de baiser et d’être
baisé (voire aimer et être aimé) par le
seul sujet exalté dans le socius est considéré
par les législateurs hétéros du monde
entier comme une chute ontologique, un amoindrissement de
l’être alors que le gay est le produit le plus
cohérent d’un régime planétaire
où tout le monde aime les hommes y compris et surtout
la classe de sexe des femmes, appropriée dans son ensemble
et dressée à servir les intérêts
des hommes (cf. Colette Guillaumin).
L’objectif des lesbiennes est d’échapper
à cette contrainte en faisant exister sur la planète
ce qui n’a jamais eu son lieu, à savoir l’amour
philogyne (le contraire de la misogynie). Cet objectif est
considéré comme un privilège indu dans
la mesure où les femmes appartiennent aux hommes. La
relation lesbienne doit rester un fait isolé, clandestin,
qui ne dépasse pas le cadre de l’expérience
intersubjective. Hommes et gays continuent aujourd’hui
à dévaloriser le mouvement associatif féministe
et lesbien quand il opère dans des structures non mixtes.
Les lesbiennes ont donc un objectif politique en contradiction
absolue avec les règles des sociétés
dans lesquelles elles vivent puisqu’elles préconisent
ce qui n’a jamais existé : l’alliance entre
Individues et la disparition des classes de sexe gardiennes
de la hiérarchie des pouvoirs. Elles ne demandent pas
moins que de se soustraire aux registres dont les hommes disposent
depuis toujours, le normatif et le prescriptif, issus directement
du symbolique phallique.
Ensemble séparément
L’association des gays et des lesbiennes ne saurait
avoir lieu sans une critique radicale de la phallogocratie
et des privilèges qu’elle confère aux
mâles dans leur ensemble. C’est aux gays que revient
le devoir de se désolidariser de leur classe de sexe,
de refuser l’intégration-assimilation aux hétéros
et de mener une vraie politique contre le déterminisme
génétique dissimulant le fait que l’hétérosexualité
est un régime de pouvoir. C’est à eux
de reconnaître que, dans la lutte, la véritable
force révolutionnaire est celle des lesbiennes, auxquelles
la première place doit être cédée
de toute urgence. Faute de quoi les mouvements LGBT ne seront
que l’un des avatars de la mixité revue et corrigée
au bénéfice des seuls hommes.
Pour le moment, l’égalité des
lesbiennes et des gays est aussi oxymorique que celle des
femmes et des hommes.
Notes
1.
Rien de plus utile, en revanche, que de collaborer ponctuellement
contre des instances de pouvoir phallique, par exemple dans
la lutte contre les diktats du Vatican. Ainsi de l’association
lesbienne italienne Fuoricampo s’unissant aux LGBT dans
le mouvement Facciamo Breccia (mixte, laïque, dont le
slogan est NO VAT) et dans ce but précis.
2. Je pense
hier à Benoit Lapouge, à Jean-Luc Pinard Legry,
au premier Guy Hocquenghem, seuls contre la puissante intelligentsia
pédophile masculine : René Scherer, Tony Duvert
et autres. Je pense aujourd’hui à quelques gynandres
(cf. Contre le sexage, Balland, 2000) conscients des effets
du sexisme, ainsi des regrettés Guillaume Dustan, Léo
Thiers-Vidal et quelques autres bien vivants, mais plus souvent
québecois que français.
3. A l’heure
actuelle, les queers – mouvement de la mouvance –
dans leur volonté de dénaturaliser la bite,
jouent à démultiplier le pénis et à
en faire une prothèse ludique, le packing. Dopés
à l’Humour, les textes et pratiques des queers,
fortement influencés par la culture masculine gay –
avec référence obligée aux canons homosexuels
– naviguent dans l’orbe d’un courant sado-maso
qui se veut subversif. Mais si l’on voit bien fleurir
des lesbiennes dûment nanties d’un gode (de valeur
ajoutée, en somme), on ne voit guère de gays
vulviques ou clitoridiens ! Le regrettable mimétisme
anatomique ne joue que dans un sens. Celui de la plus-value
masculine. L’existence des drag kings, drag queens et
la multiplication des trans, témoignent à la
fois de la volonté de transgresser les genres et de
l’impossibilité de le faire dans un système
phallocratique dont les normes sont sadiquement appliquées.
À tel point qu’un trans f>m est de plus sûre
qualité qu’un trans m>f. La faute à
qui ?
4. D’où l’acceptation
volontaire ou forcée des lesbiennes à s’associer
aux gays, aux bi, aux trans, diluant ainsi leur connaissance
d’elles-mêmes, leur sexualité modelée
sur celle des gays (« Viens que j’te bouffe le
cul »), leurs buts propres, leur culture – le
plus souvent elles ne savent pas qu’elles en ont une
– pour créer une nouvelle mixité mimétique
comme dans les « maisons des homosexualités »,
lieu illusoire de pacification des conflits, où la
présence des hommes offre une rassurance (sic), une
crédibilité (sic), une visibilité, des
revenus financiers plus importants, etc., bref une vitrine
hétéro dans tous ses effets. Ce qui n’empêchera
pas, bien sûr, quelques vraies solidarités.
5. À l’exemple de la mode qui, exhibitionniste,
propage l’anorexie, des animateurs de télé
homosexuels qui n’hésitent pas à brocarder
les femmes et les goudous, des articles de presse qui laissent
la signature aux gays, libres de recenser les ouvrages littéraires
qui ne les remettent pas en question, des profs d’université
qui traitent en subalternes les doctorantes dites «
consentantes » et ignorent ou pillent les apports théoriques
des lesbiennes radicales, etc.
6. En particulier Monique
Wittig et les chercheuses publiées dans la revue Espace
lesbien. À paraître La sapiens ou la
fin d’une imposture (Barasc-Causse).
22 juin l996,
publié chez les Pénélopes en 2002,
relu le 8 février 2008